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Dans la nuit du 24 au 25 août 1944, Paris est libéré de quatre années d’occupation de l’Allemagne nazie. Avec l’historien Jean-François Muracciole, Ici Beyrouth revient sur cet épisode clé la Seconde Guerre mondiale, dont on commémore cette semaine le 80e anniversaire. Parmi les premiers soldats engagés auprès des Forces françaises libres (FFL) à entrer dans Paris ce jour-là, un Arménien du Liban: Krikor Pirlian.

Été 1944. Le monde est en guerre. À l’Est, les troupes de l’Allemagne nazie affrontent celles de l’Union soviétique (URSS). Ces dernières ont pris un avantage stratégique depuis les défaites allemandes lors des batailles de Stalingrad et de Koursk, en 1943.

À l’Ouest, les Alliés ont réussi leur débarquement sur les plages de Normandie le 6 juin et entament la reconquête de la France occupée. Les troupes alliées se fixent pour objectif de reprendre Paris, toujours occupé par les Allemands et aux mains d’un gouvernement militaire dirigé par le général allemand Dietrich von Choltitz. Ce dernier commande plusieurs milliers de soldats cantonnés dans Paris et sa région.

En quelques jours d’août 1944, le peuple de Paris, galvanisé par le succès du débarquement de Normandie et aidé par la Résistance, se soulève contre l’occupant afin de libérer la capitale. Parmi les soldats engagés dans les Forces françaises libres (FFL), des soldats venus du Moyen-Orient, y compris des Libanais.

Ici Beyrouth revient sur cet épisode clé de l’histoire de France avec l’historien Jean-François Muracciole, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paul Valéry de Montpellier, spécialiste de la Résistance et de la Seconde Guerre mondiale, et auteur de Quand De Gaulle libère Paris (éditions Odile Jacob, 2024).

Il y a une série d’événements qui démarrent à la mi-août et qui précèdent l’insurrection de Paris. Quels sont-ils?

On peut même remonter au 14 juillet 1944, lorsque le parti communiste a appelé à des manifestations patriotiques à Paris, ce qui était interdit par les Allemands depuis la défaite française de 1940. Au mois d’août, l’agitation monte dans la ville à mesure que les nouvelles parviennent du front de Normandie (à environ 200 km). Les Parisiens commencent à comprendre que la bataille de Normandie, qui dure depuis deux mois, est en train de basculer et que la percée est proche.

Avant l’insurrection, les grèves s’enchaînent. Les premières ont lieu le 10 août par le biais des cheminots. Le phénomène s’étend rapidement. En quelques jours, quasiment les deux tiers des cheminots sont en grève. Dès le 15 août, pratiquement tous les cheminots de la région parisienne le sont et, à partir du 16, la grève s’étend à d’autres catégories: les traminots (métro, bus, tramway), les postiers, etc. pour englober, deux jours après, tous les services publics de la région parisienne. Le seul service public qui continuera de fonctionner durant toute l’insurrection, alors qu’il n’y a plus de courant électrique dans Paris, sauf dans les hôpitaux, et encore, c’est le téléphone, parce que les Allemands contrôlent les centraux.

Mais le 19 août, fait unique dans l’histoire, les 20.000 agents de la police parisienne – également en grève – prennent d’assaut la préfecture de police, qu’ils transforment en sorte de camp retranché et en quartier général de l’insurrection. Dès lors, le phénomène de grève se transforme en insurrection et la population suit le mouvement. Il est à noter qu’à partir du 9 août, dans le contexte de la défaite en Normandie, l’armée allemande amorce son repli et les Parisiens commencent à voir des contingents allemands plier bagage, ce qui favorise aussi l’insurrection.

Le 20 août, les résistants de l’intérieur prennent d’assaut l’Hôtel de ville, siège de la mairie de Paris et de la préfecture de la Seine. Le Conseil national de la Résistance (CNR) s’y installe. Dans les jours suivants, les principaux ministères sont pris d’assaut par la Résistance. Des phénomènes semblables ont lieu en banlieue: les mairies et les commissariats de police sont saisis par des comités locaux de la Résistance. Des barricades apparaissent égaiement dans Paris. Un historien témoin des faits, Adrien Dansette, a évoqué dans un ouvrage le chiffre de 600 barricades érigées dans les rues de Paris.

Quelles sont les grandes étapes de cette insurrection?

Les Allemands ont élaboré un plan de défense de Paris autour de deux axes. D’abord, stopper l’avancée éventuelle des Alliés en banlieue. Sur les quelque 17.000 soldats allemands en région parisienne, 11.000 sont déployés dans les banlieues ouest et sud de Paris, sur une série de points fortifiés et les grands axes routiers, afin de freiner au maximum l’avancée alliée. L’idée est de défendre Paris en amont.

Dans Paris, ce sont quelque 6.000 soldats allemands plutôt mal armés qui ont renoncé à l’idée de contrôler l’ensemble de la ville, qui comptait 3 millions d’habitants. Ils se sont retranchés dans des bastions transformés en places fortes, comme les casernes héritées de l’haussmannisation et d’autres bâtiments tels que le Sénat, le Palais Bourbon, le Quai d’Orsay et l’école militaire. Leur priorité n’est pas de contrôler la ville, ce qui est impossible compte tenu de leurs forces, mais de maintenir les communications entre ces bastions et les ponts permettant le passage de leurs troupes d’une rive à l’autre de la Seine.

À Paris, les combats, assez brefs, se limitent à des embuscades et des accrochages, sans véritable bataille rangée. Cela est dû, d’une part, à la configuration urbaine qui rend une telle opération difficile et, d’autre part, au manque de ressources militaires des deux côtés. La Résistance est très mal équipée, avec essentiellement des armes individuelles, tandis que les Allemands disposent de quelques dizaines de chars et de mitrailleuses.

Une série d’accrochages ont notamment lieu autour de la préfecture de police, d’abord parce qu’elle représente un puissant symbole, ensuite parce qu’elle se situe sur l’île de la Cité, un emplacement stratégique au milieu du fleuve. Par ailleurs, il est important pour les Allemands de maintenir le contrôle des ponts qui permettent de passer d’une rive à l’autre.

Au bout de quelques jours, une sorte d’équilibre précaire s’installe. D’un côté, les Allemands ne peuvent pas reprendre la ville, et de l’autre, malgré leur bravoure, les résistants, armés de manière légère, ne parviennent pas à déloger les Allemands de leurs bastions fortifiés. Il faudrait pour cela des mortiers, des canons, des chars, etc., qui arriveront avec les deux divisions qui libèreront Paris le 24 et 25 août 1944.

Paris a-t-il réellement failli être totalement détruit comme Hitler l’avait ordonné à von Choltitz?

Seules quelques dizaines de bâtiments sont minés. Non seulement parce que Von Choltitz n’a pas l’intention de suivre ces ordres, même si Hitler les a annoncés publiquement pour que tout le monde puisse les entendre, mais aussi parce que les Allemands n’ont pas les ressources humaines pour le faire, bien qu’ils disposent d’explosifs. Il faut des spécialistes pour effectuer le minage, et tout le personnel du génie a déjà quitté les lieux, tandis que l’armée allemande, défaite, est en pleine retraite.

Les 24 et 25 août, Paris est libéré. Le général von Choltitz capitule et le général de Gaulle prononce des mots qui marqueront l’histoire. Le 26 août, de Gaulle défile sur les Champs-Élysées. Ce défilé fait-il de lui la figure de "l’homme qui a sauvé la France"?

D’abord, il ne s’agit pas d’un défilé de la victoire, mais bien de la Libération de Paris. La guerre n’est pas encore terminée. D’ailleurs, de Gaulle lui-même le dit dans ses discours à partir du 25 août. Ce n’est par non plus un défilé militaire. Certes, la deuxième division blindée (DB) est présente sur les Champs-Élysées, mais elle ne défile pas. Elle est statique et assure la sécurité du général de Gaulle qui, lui, descend les Champs-Élysées, où il se fait acclamer par la foule. C’est un événement unique dans l’histoire. Il n’a pas d’équivalent. C’est incontestablement un sacre populaire pour le général de Gaulle. Entre un et deux millions de personnes acclament le libérateur, un homme connu depuis 1940, mais essentiellement par sa voix et ses discours. Là, pour la première fois, on le découvre physiquement.

C’est une sorte de prise du pouvoir par la rue. Avec une marée humaine comme celle-ci, comment contester le pouvoir du général de Gaulle à Paris?  Des photos et des témoignages le prouvent : les Champs-Élysées, la place de la Concorde, l’axe de la rue de Rivoli, la place de l’Hôtel de Ville et le parvis de Notre-Dame sont noirs de monde. Après une telle démonstration de force, la messe est dite.

Qu’en est-il des Libanais présents au sein des forces du général de Gaulle et de la deuxième division blindée (DB) qui a contribué à la Libération de Paris?

Si l’on considère l’ensemble des forces de la France libre – la petite armée du général de Gaulle depuis 1940, qui a compté au maximum quelque 60.000 hommes –, on peut estimer qu’environ un millier de Libanais, à 10-15% près, se sont engagés dans cette armée entre 1940 et 1944. Parmi eux, on retrouve le caléidoscope libanais: des druzes, des sunnites, des chiites, mais surtout une majorité de maronites. Ces derniers représentent environ 500 membres des Forces françaises libres, combattant sur tous les fronts.

Parmi ces Libanais, ou du moins ceux qui sont considérés comme Libanais (parce qu’ils s’engagent au Liban), il y a beaucoup d’Arméniens.

Après le génocide arménien commis par l’Empire ottoman durant la Première Guerre mondiale, de nombreuses familles arméniennes ont trouvé refuge dans les mandats français du Liban et de Syrie. On estime que sur les 1.000 Libanais engagés dans les Forces françaises libres, environ 100 à 200 Arméniens, qu’ils soient Libanais ou réfugiés au Liban, ont rejoint les Forces françaises libres.

Dans la deuxième DB, plusieurs Libanais sont présents à Paris les 24 et 25 août, notamment au sein du 13ᵉ bataillon du génie, chargé du transport, du franchissement des fleuves et du sabotage. De manière générale, de nombreux Levantins (Syriens, Égyptiens…) se sont également engagés comme volontaires.

Et, pour l’anecdote, c’est un Arménien du Liban, le soldat 2e classe Kirkor Pirlian, qui conduit la jeep personnelle du capitaine Raymond Dronne, qui entre le premier dans Paris le soir du 24 août 1944 vers 21 heures, avec un petit détachement d’une centaine d’hommes.