A l’occasion de l’inauguration du Musée de l’Activisme de Berlin mettant la révolution syrienne à l’honneur, l’auteure d’origine syrienne Rime Allaf est revenue sur les fondements et les conséquences de l’activisme contre le régime Assad. Une décennie après le soulèvement, une nouvelle génération d’acteurs a façonné les récits en temps de guerre et a changé la voie de l’activisme moderne. Née en Syrie, Rime Allaf est autrice et spécialiste de la Syrie. Elle fait partie du groupe de la société civile syrienne The Day After.


Alors qu’ils vivaient sous le régime totalitaire de Bachar el-Assad, comment les activistes syriens se sont-ils organisés au fil des ans pour parvenir à leurs fins ?

Il faut se rappeler qu’avant 2011, la société civile syrienne n’existait pas, qu’il s’agisse d’activisme ou d’implication réelle dans la vie en Syrie. Le peu d’ONG qu’il y avait étaient toutes contrôlées par le régime, comme celle de la première dame Asma el-Assad, la Syria Trust for Development, fondée en 2001. Cela a été très soigneusement présenté au public et aux donateurs qui voulaient croire qu’après 30 ans de règnes de Hafez el-Assad, il y aurait un mouvement propice à la réforme du système. Lorsque le soulèvement a commencé, à l’aune des révolutions en Tunisie et en Égypte, les Syriens ont senti que leur moment était venu. Certes, nous avons eu le Printemps de Damas en 2000, quand Bachar el-Assad était arrivé au pouvoir. La différence entre les " deux Printemps " était que le premier a émergé avec la voix d’intellectuels, comme Riad Seif, Riad al-Turk et Aref Dalila. Des salons littéraires ont émergé ; ce moment était restreint et limité dans le temps. Après 30 ans de dictature, ils espéraient que Bachar serait un peu différent.

Le Printemps de 2011 était composé d’une toute nouvelle génération de militants. Je me suis personnellement concentré sur ces 10 années qui ont précédé la révolution. Ce n’était pas venu de nulle part, c’est arrivé parce que ces gens étaient frustrés par leur condition de vie misérable. Ils ont vu que leur patience ne menait à rien. Il faut rassembler les pièces du puzzle pour comprendre pourquoi la société civile a explosé de rage : dix ans d’échecs, de désespoir, de dégradation de la situation économique, etc. L’étincelle qui a conduit à la révolution syrienne s’est produite à Deraa. Ce fut un sursaut d’indignation, la jeunesse syrienne s’est mobilisée en bloc et a compris que c’était un tournant, une question de vie ou de mort. Il est important de noter que cette révolution a été un succès, elle a permis d’enclencher un véritable mouvement d’activisme dans les premières années du conflit, même pendant les assauts militaires du régime qui ont suivi immédiatement. La génération de 2011 s’est inspirée des idées soutenues par les intellectuels des années 2000. Un point important à souligner est que la société civile s’est découverte elle-même, en faisant tomber les murs de l’oppression. Des comités locaux de coordination ont vu le jour dans tout le pays.

Les militants syriens ont dû faire face à de nombreux contre-discours lancés par le régime et ses alliés. Campagne de dénigrement contre les Casques blancs, guerre psychologique pendant le siège d’Alep et révisionnisme après l’attaque chimique de la Ghouta. Quel est votre point de vue sur ces techniques et leurs impacts sur l’opinion publique ?

C’est l’une des conséquences les plus malheureuses de ce que j’appelle " l’anti-impérialisme sélectif ". Dès le premier jour, le discours du régime était de dire au monde qu’il était victime d’un complot de l’Occident, d’Israël, de l’Otan et des pays du Golfe. C’est un discours que Damas a utilisé dès le départ. Un système de défense cousu de fil blanc, mais qui a été étonnamment popularisé. Nous avons supposé que beaucoup de journalistes et de mouvements occidentaux comprendraient la révolution syrienne comme ils l’ont fait pour la révolution égyptienne, la révolution tunisienne, les militants de Bahreïn, etc. Au lieu de cela, ils ont commencé à parler de " guerre civile " dès le début. Même s’ils ne parlaient pas exactement comme le régime, la situation était décrite comme " compliquée ", " On ne sait pas ce qui se passe réellement ", disaient-ils. C’était scandaleux. Quand l’attaque chimique est survenue en août 2013, on s’est tout de suite rendu compte qu’il y avait des gens qui étaient tellement imbibés d’idéologie qu’ils ne laisseraient jamais la parole aux révolutionnaires syriens sincères, mais qu’ils donneraient du crédit au contre-discours, ce qui revenait de facto à défendre le régime, même s’ils prétendent qu’ils ne l’ont pas fait. Nous avons de nombreux exemples documentés : Robert Fisk, Patrick Cockburn, Vanessa Beeley et bien d’autres. Robert Fisk avait une image de respectabilité, grâce à sa longue carrière de correspondant au Moyen-Orient. Il était le journaliste fiable et indépendant sur lequel le public occidental pouvait compter. En fait, dès août 2012, il a écrit un article après le massacre de Daraya. C’était un tissu de mensonges et de négations de crimes de guerre, une véritable horreur. Quand quelqu’un prétend être un journaliste indépendant et qu’il donne exactement à lire ce que le régime veuille, c’est qu’il est inféodé à ce régime.

Ainsi, nous observons clairement que même avant l’attaque chimique, il y avait une tendance ambiguë vis-à-vis du régime parmi certains journalistes. Ce n’est que lorsque le massacre chimique s’est produit que cette réalité est apparue au grand jour. C’était un parti pris flagrant, ce qui ne s’était pas produit aussi clairement dans d’autres révolutions. D’importants organes de presse affirmaient que ces informations " n’avaient pas été vérifiées de manière indépendante ", qu’elles étaient " présumées ". Ils n’utilisaient pas ces termes lorsqu’il s’agissait de revendications du régime ou de zones contrôlées par le gouvernement. Cela aurait nécessité beaucoup de recherches pour rassembler toutes ces sources.

En conséquence, le public qui n’était pas idéologiquement enclin à comprendre la situation a commencé à se faire une idée : " C’est triste, il y a une guerre civile, on ne peut rien y faire ". L’idée même des " extrémistes " est aussi survenue très tôt, présentée comme la principale opposition à Assad. En fait, il y avait une combinaison très mélangée de rebelles qui ont commencé à combattre le chef de l’État. On a aussi vite oublié l’armée syrienne libre qui était formée de soldats ayant fait défection et aussitôt rejoints par des civils. L’ensemble de la situation était brouillée, aussi avec l’arrivée du Front al-Nosra et plus tard du groupe État islamique. Au final, le siège d’Alep de 2016 a été présenté comme une bataille égale entre " deux camps ", ce qui était faux. Toute une rhétorique hostile à l’opposition syrienne s’était mise en place.

Avec le Musée de l’activisme (MOA), The Day After ou The Collective Memory of the Syrian Revolution, pourquoi le travail de documentation et d’archivage est-il si important pour les militants syriens ?

C’est le travail le plus important à mener de nos jours, en raison d’un révisionnisme explicite. Nous vivons à une époque où même les Nations Unies se sont rétractées de leurs anciennes prises de positions et donnent maintenant une nouvelle opportunité au régime. Beaucoup de gens vous diront que c’est le conflit le plus documenté de l’histoire, toutes les autres atrocités en Bosnie ou au Rwanda n’étaient pas sur YouTube, Facebook ou Twitter. Et pourtant, nous devons encore faire un travail de base sur le sujet. Le groupe Collective Memory of the Syrian Revolution travaille depuis des années en vue de documenter ces choses, de même que The Day After, groupe de la société civile dont je fais partie. Le Musée de l’activisme ne concerne pas seulement la Syrie. La mission de MOA est de montrer comment les militants, pacifiques par essence, partagent les mêmes objectifs : une vie faite de dignité, d’égalité, de justice. Et ce que le MOA montre, c’est que les militants syriens sont les mêmes que ceux de Black Lives Matters, Occupy Hong-Kong, etc.

Les militants syriens ont été fondamentalement abandonnés aussi par d’autres mouvements militants. En revanche, on voit que la cause palestinienne est soutenue par un certain nombre d’activistes de différents bords. Par exemple, quand Israël a bombardé Gaza au mois de mai, tout le monde s’est prononcé en faveur de la Palestine et des civils palestiniens. Les Syriens ont fait la même chose : ils ont continué à défendre la cause palestinienne. Mais l’inverse ne s’est hélas pas produit pour les Syriens. Lorsque le meurtre de George Floyd a eu lieu, des militants d’Idlib ont peint une peinture murale avec les mots " Je ne peux pas respirer ", sans que cette image ne soit popularisée, contrairement au même type de fresque dessinée à Gaza qui elle, était devenue virale. Il semble y avoir un effort conscient ou inconscient pour ignorer tout ce que font les Syriens, des actes pacifiques aux actes de solidarité.

Née en Syrie, Rime Allaf est autrice et spécialiste de la Syrie. Elle fait partie du groupe de la société civile syrienne The Day After.

Lors du débat proposé à Berlin, en présence de Yassine al-Hajj Saleh et de Joumana Seif, vous avez expliqué que l’activisme syrien " avait changé le monde ", pour quelles raisons ?

La terminologie est vraiment importante. J’estime que l’activisme syrien a changé le monde, car tout d’abord, il a fait émerger une société syrienne, il a changé la façon dont une nouvelle génération réfléchissait à sa vie, à son avenir potentiel et a permis de dire : " Nous méritons les mêmes droits ". Cela a changé la façon dont les personnes dont nous avons parlé auparavant – les " anti-impérialistes " sélectifs – procédaient, car elles ont été exposées comme étant des personnes qui suivaient certaines idéologies et ne suivaient pas les principes fondamentaux du journalisme. Ces militants ont refusé de reculer et cet activisme syrien a eu un effet domino. Je voudrais ajouter un point : on entend souvent dire maintenant que le peuple syrien est divisé entre gens de l’opposition et ceux qui sont favorables au régime. Quiconque vit sous le régime est considéré comme prorégime. C’est un non-sens à mes yeux. Les habitants des zones contrôlées par le régime sont tout autant les otages du régime que les habitants de la région d’Idlib. Ils savent qu’il est inutile d’essayer de faire quoi que ce soit parce que le monde a détourné le regard depuis plusieurs années. La souffrance est collective.

L’activisme syrien se concentre désormais sur des problématiques annexes, notamment vis-à-vis des mouvements migratoires vers l’Europe. Quel regard portez-vous sur le fiasco actuel ?

C’est une conséquence directe du récit qui dit : " Assad a gagné, la guerre est finie. La Syrie est maintenant en sécurité, vous pouvez donc y retourner ". Cette analyse a été propagée par des éléments d’extrême droite en Europe. Ils gagnent du terrain et influencent aussi le gouvernement danois et d’autres gouvernements européens. Certains pays ont commencé à rouvrir des ambassades à Damas ou envisagent de le faire. Par conséquent, une personne reconnue comme réfugiée et qui a demandé l’asile n’a plus cette justification. Le discours s’oriente désormais sur la reconstruction et le retour des déplacés. C’est pourquoi le récit et le révisionnisme ont eu un impact si terrible sur le peuple syrien. Les manifestations ne suffisent plus, nous avons besoin d’un système beaucoup plus solide et d’une armée d’avocats qui luttent pour les droits des personnes ; il faut œuvrer à traduire les criminels de guerre syriens en justice, comme ce fut le cas en Allemagne. Ce n’est qu’une goutte dans l’océan. Au Danemark, la photo devenue populaire d’Asma al-Natour est très révélatrice : soit vous quittez le Danemark tout de suite, soit vous êtes condamné à vivre dans un camp de rétention. Après la Seconde Guerre mondiale et le " plus jamais ça ", cela laisse un goût amer. À la souffrance physique des réfugiés s’ajoute désormais le traumatisme psychologique, un traumatisme collectif encore vivace. L’histoire de ces réfugiés menacés de vivre à nouveau sous la terreur du régime Assad nous dit que nous ne pouvons pas abandonner le combat.

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