Avec la troisième défaite de Marine Le Pen à l’élection présidentielle et l’essor du parti Reconquête, l’extrême droite française pourrait imploser d’ici 2027. Une guerre de succession pourrait avoir lieu dans une triangulaire incluant Marine Le Pen, Marion Maréchal et Éric Zemmour. Ici Beyrouth a interrogé à ce propos Gilles Ivaldi, chargé de recherche CNRS au CEVIPOF (Sciences Po Paris), spécialiste de l’extrême droite.

Gilles Ivaldi est chargé de recherche CNRS au CEVIPOF. Ses recherches portent sur les partis de droite radicale et le phénomène populiste en Europe occidentale dans une perspective de sociologie politique comparée.

Malgré ses 41,4%, pourquoi le plafond de verre semble-t-il toujours insurmontable pour l’extrême droite de Marine Le Pen ?

Gilles Ivaldi : La campagne du second tour a montré les limites de Marine Le Pen et sa relativement faible crédibilité sur l’économique, sur l’Europe et sur l’international. De fait, on a vu dans nos enquêtes que, même si elle affiche une image proche du quotidien des Français, elle n’est pas perçue comme ayant l’étoffe présidentielle suffisante.

Le second problème auquel elle est confrontée, c’est que la stratégie de dédiabolisation n’est pas complètement achevée, même si elle a fait beaucoup d’efforts pour apparaître comme quelqu’un de plus apaisé, de se détacher au maximum de son image de candidature d’extrême droite virulente. Dans nos enquêtes, entre 55% et 60% des Français voient le RN comme un parti raciste, nationaliste, d’extrême droite, il est perçu comme une menace pour la République. Elle ne s’est pas totalement départie de son image. Le front républicain pour faire barrage à l’extrême droite fonctionne encore en France.

Troisièmement, il y a un plafond de verre sociologique pour Marine Le Pen. Elle dispose d’un électorat très populaire, en ayant du mal à pénétrer les classes supérieures et les cadres. Elle a surtout un déficit constant qu’elle n’arrive pas à résorber chez les plus âgés. Il y a une coupure très nette au-delà des 60 ans. Elle n’arrive pas à convaincre les retraités du bienfondé de ses propositions.

Cette difficulté a été accentuée par la question de la Russie. Au premier tour, on a eu le sentiment que les liens de Le Pen avec la Russie avaient peu compté, notamment au regard de son prêt obtenu dans une banque russe. Au second tour, l’effet conjoncturel de la guerre en Ukraine a mis ses liens avec la Russie sur le devant de l’agenda politique.

En vue des législatives, une alliance des extrêmes-droite est-elle possible ou sommes-nous dans une guerre de succession ?

Ce qui semble à peu près clair, c’est que le RN a une logique d’annihilation de Reconquête, il veut conserver son leadership sur l’extrême droite française. Le rapport de force est en faveur du RN. Le parti d’Éric Zemmour a été très maladroit dans son approche d’une possible alliance avec le RN. Aujourd’hui, le parti de Marine Le Pen peut présenter des candidats dans toutes les circonscriptions. Il y aura probablement des accords ici et là avec Reconquête, mais globalement nous sommes sur une logique de concurrence plutôt que d’union.

En s’imposant comme une force " anti-élites ", l’extrême droite a-t-elle changé de logiciel pour s’imposer dans le paysage politique français ?

Oui, ce changement s’est opéré il y a plusieurs années déjà. En effet, outre la dédiabolisation, Marine Le Pen a donné davantage d’importance aux questions socioéconomiques et sociales. Elle le fait dès 2011 lorsqu’elle arrive à la tête du parti. La deuxième grande évolution que j’ai étudiée dans mes travaux, c’est le fait que Marine Le Pen a tiré son parti vers la gauche économique – sur les autres enjeux il va de soi que le parti reste clairement à l’extrême droite. Elle a adopté un agenda économique très protecteur, qui parle de services publics, d’augmentation de salaires, d’augmentation des retraites, du contrôle des prix, de baisse de la TVA, d’amélioration du système de santé. Elle a créé son programme social-populiste, très structuré par l’idée de défendre les " petits " contre les " gros ".

Cela s’est observé dès sa candidature de 2012. En 2022, la question du pouvoir d’achat a permis à Marine Le Pen de réunir et de convaincre au-delà des électeurs traditionnels de l’extrême droite, elle a tenu des discours protecteurs, axés sur la redistribution et la défense du pouvoir d’achat. En  faisant une thématique centrale, cela lui a permis de consolider une base populaire. Dans cette élection, Le s’est installée plus profondément dans les milieux populaires (ouvriers, employés, classe moyenne inférieure), et effectivement on a vu au deuxième tour que cette position plus sociale a permis de récupérer un électorat protestataire anti-Macron, y compris chez des électeurs de Jean-Luc Mélenchon. Cette part est plus importante que celle observée en 2017.

Je pense que ce discours plus social associé à la dédiabolisation a permis à Marine Le Pen d’élargir sa base électorale, elle a profité de la force du front anti-Macron. Au niveau européen, cela s’observe également en Autriche avec le FPO ou en Italie avec la Lega de Mateo Salvini. Il y a eu un travail pour donner une tonalité plus sociale car leur électorat est très populaire. Dans le panorama de l’extrême droite européenne, Marine Le Pen est celle qui a tiré son parti le plus à gauche.

Marine Le Pen mise-t-elle sur un scénario " à l’italienne " où les partis extrémistes captent la colère populaire ?

Oui tout à fait, c’est d’ailleurs le projet politique de Marine Le Pen : depuis de nombreuses années, elle veut constituer " l’union des patriotes ". Pour elle, le clivage gauche-droite est dépassé. Ce qui se joue, c’est une opposition entre les mondialistes dont Emmanuel Macron serait le portrait type, et les nationaux-patriotes. C’est sur cet axe là que la politique se définirait selon elle. Effectivement, son but c’est d’aller au-delà des frontières. Elle a appelé les électeurs de gauche qui croient en la souveraineté, en la nation, de se rapprocher de son parti. Ce qui d’ailleurs la distingue d’Éric Zemmour qui était sur une logique d’union des droites.

Marine Le Pen veut quelque chose de plus large, qui serait le pendant du " en-même temps " d’Emmanuel Macron qui a rassemblé le centre-gauche et le centre-droit. Désormais, Marine Le Pen a son propre " en-même temps ", en vue de rassembler des éléments plus radicaux et extrêmes issus de la gauche et de la droite. Rassembler une coalition populaire qui puisse mordre à gauche de l’échiquier politique.

Le cœur du programme n’a pas changé. Le corpus idéologique du RN sous Marine Le Pen est très proche de celui du FN sous Jean-Marie Le Pen. Elle a ajusté la stratégie de son parti aux circonstances selon deux grands axes. Lorsqu’elle explique ce qu’est la dédiabolisation, c’est d’abord changer la façon dont les Françaises et les Français voient pour le FN, il ne s’agit pas de changer le parti lui-même, elle-même reconnaît que c’est une stratégie cosmétique plutôt qu’une refonte idéologique, à l’image des néofascistes italiens du MSI qui se sont reformés en parti de centre-droit.

2027 pourrait-elle être l’année de Marion Maréchal, perçue comme une figure " plus présentable " mais plus radicale que sa tante ?

A priori, aujourd’hui et en l’état, je pense que Marion Maréchal a commis une erreur politique en allant chez Éric Zemmour. D’abord, parce que l’épopée politique d’Éric Zemmour ne va pas durer très longtemps. Je pense que Reconquête a vocation à être très vite marginalisé, comme l’ont été Bruno Maigret ou Florian Philippot dans les années précédentes, donc je dirai que Marion Maréchal a plutôt choisi le mauvais cheval. Le profil de 2027, si tant est que cela puisse être l’année de l’extrême droite en France, ce sera sans doute un profil plus recentré, plus dans la ligne de ce que fait à présent Marine Le Pen. En termes d’image, Marion Maréchal n’a pas le profil pour succéder à Marine Le Pen. Elle cristallise l’image de l’extrême droite identitaire et réactionnaire, renfermée sur elle-même.