Plus de 100 jours après l’offensive russe en Ukraine, les médias citent moins l’Otan, les pays alliés ou les armées russes et ukrainiennes. A présent, ce sont des institutions internationales comme l’ONU, la FAO, le PAM, l’OCDE ou la Banque mondiale qui montent aux tribunes pour tirer la sonnette d’alarme. Les conséquences négatives de la guerre dans le monde s’aggravent, tant sur la plan financier et alimentaire qu’énergétique, touchant 1,6 milliard de personnes, a ainsi affirmé le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres. A Rome, le chef de la diplomatie italienne a parlé des " millions d’enfants, de femmes et d’hommes " menacés de morts par l’insécurité alimentaire à la tribune de la FAO. Des déclarations accablantes alors qu’à Ankara, les discussions sur les exportations des céréales ukrainiennes entre Russes et Turcs étaient dans l’impasse. Sur le terrain, la ville stratégique de Severodonetsk, objet d’une bataille féroce entre forces russes et ukrainiennes, est " en grande partie " sous contrôle de Moscou, a indiqué mercredi le gouverneur de la région de Lougansk, dans le Donbass.

Exportations de céréales: pas d’avancées à Ankara

Le blocage des ports ukrainiens par la flotte russe de la mer Noire – à commencer par celui d’Odessa, principal port du pays -, paralyse ses exportations de céréales, notamment de blé.  Les pays africains et moyen-orientaux sont les premiers touchés et craignent de graves crises alimentaires.

Moscou s’est dit " prêt " à sécuriser les exportations de céréales ukrainiennes mercredi à Ankara, sans annoncer de mécanisme concret propre à rassurer Kiev, malgré les alertes des pays méditerranéens sur le risque de famine mortelle pour des " millions " de personnes.

Le ministre russe des Affaires étrangères Serguei Lavrov et son homologue turc Mevlüt Cavusoglu lors de leur conférence de presse mercredi à Ankara.

Le ministre russe des Affaires étrangères Serguei Lavrov a été reçu par son homologue turc Mevlüt Cavusoglu pour discuter de l’instauration de corridors sécurisés en Mer Noire, afin de faciliter le commerce des récoltes bloquées dans les ports ukrainiens et par les mines au large.

" Si, comme nos amis turcs nous le disent, la partie ukrainienne est prête à sécuriser un passage entre les mines, alors cette question peut être résolue ", a-t-il déclaré, assurant que la Russie est prête pour sa part à " garantir " qu’elle ne profitera pas du retrait des mines pour attaquer l’Ukraine par la mer.

A la demande des Nations unies, la Turquie a proposé son aide pour escorter ces convois, malgré la présence de mines dont certaines ont été détectées à proximité des côtes turques, dans le contexte de l’invasion russe de l’Ukraine.  Pour M. Cavusoglu, " le plan de l’ONU est raisonnable et réalisable. L’Ukraine et la Russie devraient l’accepter ".

" Nous avons préparé un plan pour des couloirs alimentaires [sécurisés]. Nous l’avons soumis à la Russie mais [Moscou] renvoie la balle à l’Ukraine ", a confié, sous couvert d’anonymat, une source diplomatique turque à l’issue de la conférence de presse commune des ministres turc et russe.  L’Ukraine n’était pas représentée lors de cette rencontre.

Moscou et Kiev s’accusent mutuellement de détruire des stocks de céréales.

La FAO tire la sonnette d’alarme

" Les prochaines semaines seront cruciales (…). Nous attendons de la Russie des signaux clairs et concrets, car bloquer les exportations de blé signifie tenir en otages et condamner à mort des millions d’enfants, de femmes et d’hommes ", a prévenu mercredi le ministre italien des Affaires étrangères Luigi Di Maio.

Le chef de la diplomatie italienne s’exprimait à l’issue d’une conférence ministérielle sur la sécurité alimentaire en Méditerranée, avec la participation de l’organisation de l’ONU pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et de l’Allemagne, présidente en exercice du G7.

 

A Ankara, le chef de la diplomatie turque a également jugé " légitime " de lever les sanctions visant les exportations agricoles russes.

M. Cavusoglu a spécifiquement mentionné les " céréales et les engrais " qui ne sont pas concernés par les sanctions occidentales à l’encontre de Moscou, mais dont les exportations sont, de fait, empêchées par la suspension des échanges bancaires et financiers.

Crainte " exagérée " selon Moscou

Lavrov a aussi affirmé que l’offensive russe en Ukraine " n’est pas la cause ou le catalyseur de la crise alimentaire ". " Nous avons accordé beaucoup d’attention au problème de l’exportation des céréales ukrainiennes, que nos collègues occidentaux et les Ukrainiens tentent de présenter comme une crise universelle, alors que la part de ces céréales représente moins de 1% de la production mondiale de blé et d’autres céréales ", a-t-il assuré.

 

A Moscou, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a abondé dans ce sens en affirmant qu' "il ne faut pas exagérer l’importance de l’influence sur les marchés internationaux des réserves de céréales " ukrainiennes. " C’est un trop petit pourcentage pour avoir un impact significatif sur la crise alimentaire mondiale, qui a déjà commencé ", a-t-il ajouté.

Selon M. Peskov, cette crise est due " à une chaîne d’événements et d’actions malencontreuses de gouvernements du monde entier ". Il n’a pas précisé ce à quoi il faisait référence.

Réplique ukrainienne

Juste avant la guerre, Kiev exportait chaque mois 12% du blé mondial, 15% du maïs et 50% de l’huile de tournesol.  Lundi, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a alerté sur la quantité de céréales ukrainiennes bloquées en raison de la guerre.

 

" En ce moment nous avons 20 à 25 tonnes bloquées. Cet automne on pourrait atteindre 70 à 75 millions de tonnes ", a déclaré M. Zelensky, précisant que l’Ukraine discute aussi avec la Pologne et les pays Baltes pour exporter de petites quantité de céréales par les chemins de fer.

Le ministre ukrainien Dmytro Kouleba a balayé leurs déclarations. La pénurie de céréales est provoquée par " l’agression russe " en Ukraine et non par les sanctions contre Moscou, a-t-il déclaré.

Il a assuré que les discussions russo-turques, auxquelles l’Ukraine n’était pas conviée, avaient un " agenda plus large " que la question des transports de céréales.

Pour lui, la discussion doit se dérouler à l’ONU, et les autres efforts pour résoudre ce problème ne sont bienvenus " qu’à condition qu’ils tiennent compte des intérêts de sécurité de l’Ukraine ".

Passe d’armes impromptue entre Lavrov et un journaliste ukrainien

La conférence de presse de M. Lavrov et de son homologue turc Mevlüt Cavusoglu touchait à sa fin sans que Muslim Umerov ait pu poser sa question, en dépit de tentatives répétées.

" Vous, les Ukrainiens, êtes toujours préoccupés par ce que vous pouvez voler et vous pensez que tout le monde raisonne ainsi ! ". Une réponse peu diplomatique pour le chef de la diplomatie russe.

Il s’est alors levé et a interpellé M. Lavrov à haute voix: " Je suis de la télévision publique ukrainienne, je veux absolument poser une question! " a-t-il lancé.

Visiblement gêné, le ministre russe a accepté cette intervention imprévue par le protocole qui venait d’encadrer minutieusement les échanges. " A part les céréales, quels sont les autres biens que vous avez volés à l’Ukraine et à qui les avez-vous vendus ? " a lancé M. Umerov.

M. Lavrov lui a demandé de répéter sa question, avant de contre-attaquer.  " Vous, les Ukrainiens, êtes toujours préoccupés par ce que vous pouvez voler et vous pensez que tout le monde raisonne ainsi ! " a-t-il lancé à son tour, tout sourire.

" Nos objectifs là-bas sont clairs, nous voulons sauver les gens de la pression du régime néonazi. Nous ne faisons pas obstacle aux céréales. Pour qu’elles puissent quitter les ports, il faut que M. [Volodymyr] Zelensky en donne l’ordre, c’est tout ", a-t-il ajouté.

Joint ensuite par l’AFP, M. Umerov, basé à Istanbul pour la télévision publique ukrainienne, a expliqué qu’il avait " levé la main pendant toute la séance de questions-réponses ".

" J’ai compris à la fin qu’on ne me laisserait pas parler, alors j’ai décidé d’intervenir à haute voix ", et " j’ai pris le risque de perturber la conférence de presse, car toute l’Ukraine attend la réponse à cette question ", a-t-il ajouté.  L’ambassadeur d’Ukraine à Ankara a accusé vendredi la Russie de " voler " et d’exporter des céréales ukrainiennes notamment vers la Turquie.

L’Ukraine ne déminera pas le port d’Odessa de peur d’une attaque russe

L’Ukraine refuse de déminer le port d’Odessa pour permettre la reprise de ses exportations de céréales, car elle craint que les forces russes n’en profitent pour attaquer la ville, selon le porte-parole de l’administration de la région d’Odessa Serguiï Bratchouk.

" La flotte russe de la mer Noire fera semblant de se retirer vers la Crimée annexée. Mais dès qu’on déminera les accès au port d’Odessa, la flotte russe sera là ", la Russie " voudra attaquer, elle rêve de parachuter des troupes ", a-t-il déclaré dans un message vidéo sur Telegram.

Pour M. Bratchouk, Kiev doit obtenir des missiles anti-navire et les convois de blé ukrainien doivent être escortés " par les pays de l’Otan ".

Rapport accablant de Guterres

Les conséquences négatives dans le monde de l’invasion russe en Ukraine s’aggravent, touchant 1,6 milliard de personnes, a affirmé mercredi le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, en présentant un 2ᵉ rapport de l’Organisation sur ses répercussions internationales.

" L’impact de la guerre sur la sécurité alimentaire, l’énergie et les finances est systémique, grave et s’accélère ", a-t-il dit. " Pour les populations du monde entier, la guerre menace de déclencher une vague sans précédent de faim et de misère, laissant dans son sillage le chaos social et économique ", a averti le chef de l’ONU.

" Il n’y a qu’un seul moyen d’arrêter cette tempête qui se prépare: l’invasion russe de l’Ukraine doit cesser ", a martelé Antonio Guterres, en évoquant les négociations en cours sur " un accord global qui permettrait l’exportation sécurisée d’aliments produits en Ukraine par la mer Noire et un accès sans entrave aux marchés mondiaux pour les aliments et les engrais russes ".

" Pour les populations du monde entier, la guerre menace de déclencher une vague sans précédent de faim et de misère ", a averti le chef de l’ONU.

La guerre a poussé quelque 6,5 millions d’Ukrainiens à fuir leur pays et fait des milliers de morts: au moins 4.200 civils, selon le dernier bilan de l’ONU, qui estime les chiffres réels " considérablement plus élevés ", et des milliers de militaires, même si les belligérants communiquent rarement sur leurs pertes.

Inflation record en Russie

La hausse des prix touche aussi de plein fouet la Russie.  L’inflation, qui a connu une hausse vertigineuse jusqu’à battre un record de vingt ans, a certes commencé à reculer au mois de mai, atteignant tout de même 17,1% sur un an, selon des données officielles.

Mais l’augmentation des prix des produits alimentaires a, elle, continué d’accélérer, avec une flambée de 21,5% en mai sur un an, notamment pour les produits de base, comme le sucre (+61,4%), les céréales (+36,3%), les pâtes (+29,2%) les fruits et légumes (+26,3%).

La ville de Severodonetsk est pilonnée sans cesse depuis plusieurs semaines

La ville stratégique de Severodonetsk, objet d’une bataille féroce entre forces russes et ukrainiennes, est " en grande partie " sous contrôle de Moscou, a indiqué mercredi le gouverneur de la région de Lougansk, Serguiï Gaïdaï. " La zone industrielle est encore à nous, il n’y a pas de Russes là-bas. Les combats se déroulent uniquement dans les rues à l’intérieur de la ville ", a-t-il affirmé sur Telegram.

" Les Russes tirent sur tout, ils détruisent toutes les maisons de Severodonetsk, avec des tanks, de l’artillerie. Ils tirent sur la zone industrielle aussi, mais les combats sont en cours, nos gars résistent dans les rues ", a-t-il poursuivi.

 

La ville voisine de Lyssytchansk est, elle, entièrement contrôlée par l’armée ukrainienne mais subit des bombardements " puissants et chaotiques ", a encore indiqué M. Gaïdaï, accusant les forces russes de viser " délibérément " les hôpitaux et les centres de distribution d’aide humanitaire. " Ils tirent avec du gros calibre, les destructions sont énormes ", a-t-il ajouté.

Plus tôt dans la journée, M. Gaïdaï avait admis que les forces ukrainiennes devraient " peut-être se retirer " de Severodonetsk.

Depuis la chute le 20 mai du port de Marioupol, sur la mer d’Azov, les Russes concentrent leur offensive sur cette ville qui comptait avant la guerre quelque 100.000 habitants.

Un bâtiment administratif touché par les bombes à Lyssytchansk.

Ils veulent prendre le contrôle total du bassin minier du Donbass, déjà partiellement contrôlé par des séparatistes prorusses depuis 2014.

Les forces de Moscou n’ont progressé que lentement jusqu’ici, faisant dire aux analystes occidentaux que l’invasion russe lancée le 24 février a tourné à la guerre d’usure, avec des avancées limitées obtenues au prix de destructions massives et de lourdes pertes.

Si beaucoup de civils ont évacué Severodonetsk et Lyssytchansk, plusieurs milliers y sont restés – des personnes âgées, les gens qui s’occupent d’elles ou ceux qui n’ont pas les moyens de partir ailleurs.

" Tous les jours, il y a des bombardements, tous les jours quelque chose brûle ", témoigne Iouri Krassnikov, assis sur un banc, dans un quartier de Lyssytchansk aux nombreux immeubles endommagés et pavillons calcinés, alors que l’artillerie gronde non loin de là.

Une école partiellement détruite à Bakhmut, dans le Donbass

" Il n’y a personne pour m’aider (…) J’ai essayé d’aller voir les autorités municipales, mais il n’y a personne, tout le monde a déguerpi. Ils ont abandonné la population! (…) Où vais-je aller à 70 ans? ", lance ce retraité.

Face à la pression des troupes de Moscou, les Ukrainiens répètent avoir urgemment besoin d’armes plus puissantes.

La livraison de systèmes de lance-roquettes multiples, d’une portée de quelque 80 km, soit légèrement supérieure aux systèmes russes, a été annoncée par Washington et Londres, mais on ignore quand les Ukrainiens pourront commencer à les utiliser.

Un hypermarché à Kharkiv

" Nous sommes reconnaissants " pour ces annonces, mais " les quantités annoncées sont très faibles, nous avons besoin de beaucoup plus ", a martelé mercredi le ministre ukrainien des Affaires étrangères, Dmytro Kouleba.

Les Ukrainiens se sont jusqu’ici contentés d’armes occidentales de moindre portée. Telles les 22 obusiers M-109, de conception américaine et d’une portée de quelque 20 km, que la Norvège a annoncé mercredi avoir envoyés en Ukraine.

Avec AFP