L’invasion russe de l’Ukraine a bousculé l’ordre international qui prévalait depuis la fin de la Guerre froide. C’est un fait indéniable. Même si cette configuration héritée des années 1990 a connu une sérieuse " mise à jour " après les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis.

L’ordre mondial actuel est le résultat d’un lent cheminement qui trouve son origine à l’époque de la Guerre froide. Quelques faits persistent, d’autres ont disparus, de nouvelles situations ont vu le jour. Nous devons revoir ce cheminement pour comprendre le cas présent. Au temps de la bipolarité, les deux superpuissances, américaine et soviétique, avaient fini par s’accommoder entre elles pour installer une sorte de condominium. Une gestion bipartite du monde était devenue nécessaire avec l’émergence d’un troisième bloc, un troisième monde, qu’Alfred Sauvy nomma " Tiers monde ", en allusion au tiers état, une terminologie qui désignait, sous l’Ancien régime, l’écrasante majorité du peuple français. Une paysannerie misérable dominée par le clergé et la noblesse qui, eux, avaient tous les privilèges.

A l’époque de la bipolarité déjà, les deux " Grands " mettaient parfois leurs armes de côté pour s’adonner au jeu de la séduction. La séduction des pays tiers. Ces pays n’étaient qu’un énorme ensemble de nations du Sud ayant en commun un taux de pauvreté élevé, une forte croissance démographique, un manque cruel de technologie et un taux élevé d’analphabétisme. Le tout couronné par une instabilité sociale et politique, toujours intrinsèque à leur culture et leur situation, souvent exploitée par les grandes puissances. Ce tiers monde avait pensé bien faire en créant le Mouvement des Non-Alignés: laissez-nous vivre en paix, faites vos guerres ailleurs. Mais ce mouvement allait lui-même s’autodétruire quand, dès ses premiers jours, ses membres allaient devoir s’allier à l’une ou l’autre puissance.

De gauche à droite: Le Premier ministre canadien Justin Trudeau, le président de la BM David Malpass, le président sud-africain Cyril Ramaphosa, le président Macron, le directeur de l’OMS, Dr Tedros Adhanom Ghebreyesus, et le président sénégalais Macky Sall.

Pour gagner plus de pions sur l’échiquier international, USA et URSS se montraient assez généreux envers ceux qui devenaient leurs alliés. C’est ainsi que l’Egypte a pu construire le Haut barrage d’Assouan. La Corée du Sud a pu se reconstruire après une guerre destructrice. La Chine profite jusqu’à présent des premières technologies aéronautiques et spatiales héritées des Soviétiques. etc.
Après la Guerre froide, un monde multipolaire est né. L’ancienne URSS va sombrer dans la décadence économique et politique durant toute l’ère Eltsine. Elle va perdre son statut de superpuissance mondiale et ne garder de son aura de jadis que quelques milliers d’ogives nucléaires. Les dirigeants soviétiques s’étaient lancés dans une course effrénée à l’armement à outrance, laissant de côté tous les autres secteurs de l’économie. Le ministre-président de la Bavière entre 1978 et 1988, le tonitruant Franz Josef Strauss, avait qualifié à l’époque l’URSS de " Côte d’Ivoire avec des missiles atomiques ".

À partir de ce moment, les Etats-Unis vont régner en maître absolu. Du moins aux niveaux politique et militaire. En face, ils ont pour seuls concurrents économiques l’Union européenne et le Japon. Ces trois pôles, la Triade, vont laisser de la place à d’autres nouveaux venus : les émergents. Des pays qui émergeaient de ce Tiers monde misérable pour atteindre lentement un niveau de vie meilleur, parfois comparable, parfois différent des niveaux de vie des pays industrialisés. Corée du Sud, Taïwan, Singapour, Malaisie, et dans une certaine mesure la Thaïlande, le Vietnam… Leurs taux de croissance économiques annuels faisaient pâlir d’envie les pays riches. On va les affubler de noms poétiques ou légendaires. ‘Les Dragons’, les " Tigres " asiatiques. Même quand en Europe quelques pays qui brillaient par leur misère atteignent une croissance forte, on adoptait la même dénomination. Comme le " Tigre celtique ", pour l’Irlande, après son arrosage par les milliards de l’UE.

Le chancelier allemand Olaf Scholz recevant le Premier ministre indien Narendra Modi.

D’autres nations, ayant un poids démographique plus important, sont devenus des Puissances émergentes. Les géographes américains les ont regroupés sous l’acronyme " BRICS ", pour Brésil, Russie (bien que le pays ne partage absolument pas les mêmes spécificités), l’Inde, la Chine (la plus influente de ces puissances émergentes, et de loin) ainsi que l’Afrique du Sud, dont le rôle de puissance se mesure uniquement au niveau régional. Ces puissances vont finir par organiser un groupe en leur nom, les " Brics ", pour tenter de lancer des synergies et défendre leurs intérêts communs face aux puissances confirmées.

Dans ce petit groupe, la Chine mérite une attention particulière. Première puissance démographique, deuxième puissance économique après les Etats-Unis (même si le PIB/habitant reste inférieur à bon nombre de pays du fait de sa démographie), deuxième puissance commerciale, deuxième puissance militaire (hors nucléaire). La Chine est membre permanent du Conseil de sécurité de l’Onu avec un droit de véto. etc.

Emmanuel Macron et le président indonésien Joko Widodo au château d’Elmau durant le sommet du G7

Dans cette multipolarité actuelle, deux puissances ont un rôle primordial, la Chine et les USA. Dès la présidence de Trump, les Américains ont compris qu’il faut considérer la Chine comme le seul concurrent de taille. Plus important que les Européens, à qui ils conseillaient de construire leur propre défense, comme des grands, lors de l’épisode des sous-marins français (non)vendus à l’Australie. La création du " Quad ", un front militaire construit avec l’Inde, le Japon et l’Australie, et dirigé contre Pékin va également dans ce sens.

Les Brics, si on enlève la Chine – devenue puissance à part entière – et la Russie, qui n’a de la puissance, somme toute, que les 5000 ogives nucléaires, les BIS donc, auxquels il faut ajouter d’autres puissances moyennes émergentes qui vont former avec le G7 ce qu’on appelle le G20, se trouvent de plus en plus courtisés. Sinon pourquoi les dirigeants du G7 ont-ils invité le président indonésien, le Premier ministre indien, le président sénégalais etc. ? Ces pays se sont abstenus de voter pour une résolution de l’Onu condamnant la Russie au début de son invasion de l’Ukraine. Ils l’ont fait, car des liens économiques et militaires les lient à la Chine. Certains importent du pétrole et des armes russes, comme l’Inde.

Un représentant américain, membre de la commission des Affaires étrangères au Congrès, examine un rapport sur la Chine lors d’une session de débat.

La Chine s’est lancée depuis une dizaine d’années dans un projet pharaonique, " la Nouvelle route de la Soie ", destiné à ouvrir son économie vers l’Ouest, en passant par l’Asie centrale. Elle multiplie les opérations de séduction en Asie et surtout en Afrique, où elle plait bien aux autocrates locaux, car Pékin n’est pas trop voyante sur les droits de l’Homme et autres " tracasseries occidentales ". L’ex-président soudanais Omar el-Béchir s’extasiait du fait que la Chine " donne sans s’immiscer dans les affaires intérieures du pays ". En semant leurs investissements et leurs prêts, les Chinois récoltent en contrepartie une dépendance politique et des matières premières précieuses pour leur industrie.

Les Occidentaux, bien évidemment, ne voyaient pas cette expansion chinoise d’un bon œil. Ils laissaient faire, ils attendaient la suite. Mais avec une guerre contre la Russie, une Russie soutenue par la Chine, une guerre en Europe même, à leur porte, la situation est différente. Il faut bouger. Il faut contenir cette Chine. Il faut inviter les pays émergents, les séduire davantage et leur proposer plus, et mieux. Les pays émergents sont, tout compte fait, les vrais vainqueurs, car ils sont courtisés par les puissances, à commencer par les premières, les Etats-Unis et la Chine.

Les acteurs changent, mais le scénario est presque identique. Les relations internationales sont conditionnées par des rapprochements, des alliances et des pactes. Des animosités et des confrontations aussi. Le point de basculement entre les relations témoigne d’un changement majeur. L’invasion russe de l’Ukraine a ainsi bousculé l’ordre international qui prévalait depuis la fin de la Guerre froide, le monde assiste sans doute à un changement majeur qui déterminera le sort de l’ordre présent ou la genèse d’un nouvel ordre.