En moins d’une décennie, la France a changé son paradigme militaire, échangeant les conflits asymétriques contre des ennemis, par exemple jihadistes, pour des scénarios de guerres à grande ampleur. Un glissement stratégique parfaitement représenté par le lieutenant Pierre, passé en six ans de la force antijihadiste Barkhane, au Mali, aux forces de l’Otan en Roumanie.

Il illustre le glissement stratégique français. Le lieutenant Pierre est passé en six ans de la force antijihadiste Barkhane, au Mali, aux forces de l’Otan en Roumanie. Ou de l’antiterrorisme au scénario de guerre majeure.

La bascule a lieu à la fin des années 2010. Après près de 20 ans de guerre asymétrique faite de ratissage et d’action commandos contre des jihadistes en Afghanistan, au Levant ou au Sahel, les armées françaises se préparent au retour de la guerre dite " de haute intensité " entre États à grand renfort de chars, d’artillerie et de bombardements aériens.

Du Mali à la Roumanie

Cette transition majeure, validée par l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le lieutenant Pierre, 29 ans, l’a vécue en accéléré. Jeudi, en défilant sur les Champs-Elysées pour le 14 juillet, il en portera les symboles.

Armée française
Poussée hors du Mali, l’armée française se déploie désormais aux environs de l’Ukraine (AFP)

2016, Gao, Mali. Le sergent est chef de patrouille. Il protège les convois des mines artisanales (IED) déposées sur les bords de route par les jihadistes. " C’était une menace assez diffuse, sans ennemi qui se dévoile devant nous ", explique-t-il à l’AFP six ans plus tard, près de son baraquement de la base militaire de Cincu, dans le centre de la Roumanie.

À la tête d’une équipe de six hommes, dans deux véhicules blindés légers, ce grand blond athlétique organise à l’époque la rotation du blindé qui mène le convoi, forcément plus exposé.

" La charge mentale était très importante ", se souvient-il. " Si on prend une mauvaise décision ou qu’on n’a pas de chance, cela a un impact direct sur la vie des gars qu’on commande ". Il y restera quatre mois.

Cinq ans plus tard, retour au Sahel. En juin 2021, juste après l’école d’officiers de Coëtquidan (Bretagne, ouest), il est déployé à Dosso, au Niger, avec des forces spéciales nigériennes.

Un conflit en Ukraine qui change tout

" On avait 4 mois pour former (…) 120 soldats qui sortaient de classe et un capitaine ", explique l’officier. " Il a fallu tout reprendre à zéro ", ajoute-t-il. Avec une satisfaction aussi rare que profonde: " nous étions en autonomie totale dans le désert ".

Fin 2021, il rentre. Le voilà dans un exercice de guerre urbaine à Sissone, dans les camps de Champagne (est). Il enchaîne les simulations trois semaines durant, jusqu’au mercredi 23 février, à minuit, lorsque sonne l’alerte de la force de réaction rapide de l’Otan.

Armée française
Des soldats français en partance pour la Roumanie, afin de participer aux opérations communes de l’Otan (AFP)

Nous sommes quelques heures avant l’invasion russe en Ukraine. En moins de trois jours, avec des collègues de son 27e bataillon de chasseurs alpins, il s’envole vers la Roumanie, un œil sur une mer Noire déjà en tension. Trois jours pendant lesquels il ne dort presque pas.

" Il faut faire une pirouette énorme, dans une urgence et une complexité logistique extrême ", explique celui qui est désormais lieutenant.

" Ça nous a mis dans le bain et ça nous a mis dans le jus ", plaisante-t-il. " Et là, on se demande à quoi on se prépare. Les dix premiers jours, on ne savait pas trop ce qu’on faisait là ".

Mais l’objectif est finalement simple: il faut dissuader Moscou de pénétrer le territoire de l’Otan et renforcer un partenaire de l’alliance. Avec, dans un coin de la tête, l’idée que le pire est possible.

Se préparer au combat à haute intensité

" Nous devons être convaincus que le pire peut survenir ce soir ou demain matin ", martèle d’ailleurs devant les troupes de l’Otan le général Pierre Schill, chef d’état-major de l’armée de terre française. La guerre de haute intensité, dans laquelle " la survie même de nos unités est en jeu et derrière probablement la liberté de nos pays, (…) est redevenue possible sur le continent ".

Quelques mois plus tard, des roulements ont été organisés. Le conflit ukrainien va durer. La mission française en Roumanie va s’installer dans des baraquements en dur.

Le lieutenant Pierre a basculé dans la préparation à ce combat à haute intensité qu’annonçaient les ouvrages doctrinaux. Des gilets pare-balles et des casques sont prêts. Un soldat peut, dit-il, aller au front en une heure et demie.

" En 2016, on ne se préparait pas pour ça ", se souvient l’officier. Mais désormais, l’Ukraine offre le spectacle quotidien des tranchées, des artilleries déchainées, des bombardements aveugles et des manœuvres gigantesques.

" On découvre les images du conflit, les pertes très élevées, les contraintes logistiques ", explique l’officier. Le risque n’est plus de déplorer un mort sur un IED, rappelle-t-il avec gravité.

" Il peut y avoir des sections entières au tas, surtout dans des unités de mêlée comme la nôtre, qui sont directement au contact ".

Avec AFP