Faire le lézard me procure la sérénité de l’âme, bien qu’à Paris le soleil hiberne la majorité du temps. C’est désormais dans les tons du gris sinistrose que je me laisse fondre. Je me détache de mon " je " assez triste et lugubre depuis que je traîne des mains et des pieds dans le pays de Baudelaire et m’assois à ma place habituelle qui porte déjà mes couleurs fades. Je me suis, dès mon plus jeune âge, imaginé boire mon café au Café de Flore ou chez son voisin Les Deux Magots, un crayon à la main guettant l’arrivée de mon amoureux. Je me prenais pour l’Elsa d’Aragon et je me traçais des rêves devenus aujourd’hui chimériques. Mais comme le froid m’est insupportable, que l’odeur du métro en plein jour me renvoie à l’austérité des murs de l’abri où j’ai grandi et dévoré mes premiers Comtesse de Ségur, je me contentais du Diplomate, la brasserie du coin. Mon voisin de table, un homme d’une belle carrure, essaie en vain d’expliquer à sa compagne, qui m’a paru anorexique, mais d’une beauté sauvage (probablement son épouse puisqu’ils portent tous deux la même alliance), qu’il n’avait pas répondu à ses coups de fil tout simplement par inattention, concentré sur une conversation chargée avec son collègue de travail. " Je t’ai tout de même envoyé des messages, tu aurais pu prendre une seconde pour m’écrire un mot et calmer l’inquiétude qui me paralysait ! "

J’écoutais les justifications de l’un et de l’autre, arborant un sourire aussi curieux qu’amusé qu’ils finirent par remarquer. Ils baissèrent la voix jusqu’à ce qu’elle se fonde dans le brouhaha des habitués pressés de régler l’addition, pour rentrer se réchauffer le corps après avoir libéré leur âme dans un marc de café. Je ne les lâche pas des yeux. Des larmes coulent sur ses joues et pourtant ses yeux sourient au contact de la main de son homme qui lui caresse le visage et se penche vers elle pour l’embrasser. Elle s’abandonne à lui comme si c’était leur première rencontre et ferme les yeux. Lorsqu’elle les ouvre, l’inquiétude a disparu de son regard. Ils s’aiment, c’est évident. Nous ressentons l’amour lorsqu’il existe ; il rend vulnérable, mais renforce aussi, d’où sa complexité. Une complexité fragile, dirais-je, car il est important de continuer à construire et à se reconstruire en se dépassant pour franchir le seuil de l’autre à grandes enjambées, sans hésitation. La belle sauvageonne ne s’est pas retenue de lui exprimer son inquiétude imprégnée peut-être de taches de jalousie ou d’un manque de confiance, et lui n’en a pas profité pour faire émerger son " je " ; ils se sont juste débarrassés de leurs convenances individuelles et en ont gardé celles de leur couple qu’ils taillent au fil du temps, de jour en jour, pour préserver l’harmonie. Ils sont transparents l’un envers l’autre, obstinés à se garder la première place dans leur petit monde. J’ai pris du plaisir à les regarder, à les deviner et surtout à revivre à travers eux ces instants de crises parfumés d’amour dont je suis privée depuis mon exil forcé.

Douter de soi, douter de l’autre, être capable de l’avouer pour se reconstruire et reconstruire la vie à deux, repartir ensemble vers le tourbillon de la vie… un travail quotidien assidu toujours enivrant que la nouvelle génération nombriliste des " selfies ", à mon avis, aurait du mal à adopter.

 

Abonnez-vous à notre newsletter

Newsletter signup

Please wait...

Merci de vous être inscrit !