La veille du Nouvel An est là. J’ai le cœur noir. Les lumières de Paris illuminent les yeux des plus démunis au plus joyeux, mais n’allègent en rien ce sentiment de vide qui me sape le moral. Comme je refuse d’être prisonnière de mes états d’âme, je fuis vers les autres, précisement là où il est toujours bon de se distraire le temps d’une histoire. Pas une chaise de libre Au Diplomate, mais pour la petite cliente fidèle que je suis, Bernard réussit à trouver une place au bar. Il n’était que 18 heures passées.

– Un café noir serré comme d’habitude?
– Je prendrais bien un verre de vin rouge s’il en reste encore.

Il y avait tant de monde cet après-midi, qu’il était probable que les carafes aient séché à l’image de mes entrailles. Je fus cependant chanceuse puisqu’il me ramena une carafe inentamée.

– Tu paies un verre et le reste t’est offert, tu en as besoin, me lança-t-il en me tapotant le dos d’un geste amical.

J’ingurgitai le premier verre d’une traite afin de réveiller tous mes sens. Le second pareil. Je décidai de savourer mon troisième lentement, au rythme de mes souvenirs heureux des jours de l’An incandescents de Beyrouth.

Les verres levés, les foulards rouges et les grands éclats de rire égayaient le petit trou de nostalgie dans lequel je m’enfonçais. J’observais les clients, mais ne saisissais aucun mot à ce qu’ils disaient tellement la musique était forte. À ma gauche, deux jeunes Irlandais blonds comme un soleil d’été se tenaient la main et se volaient des petits bisous après chaque "Sláinte", tandis qu’à ma droite un autre couple boudait. Je trinquai avec ma voisine d’en face dont le sourire m’interpellait; elle était accompagnée d’un homme presque éteint qui ne la voyait plus puisqu’il avait probablement vidé à lui seul les deux bouteilles sur leur table. Elle plongeait son regard porteur de mille et un messages dans le mien sans ciller. Était-ce une invitation au voyage ou juste un sourire d’empathie?

Je demandai l’addition, il était plus sage de rentrer chez moi, devoir de mère responsable oblige. J’étais consciente que je ne voyais plus clair et je n’avais pas du tout envie de défaillir. Boire a toujours été pour moi un plaisir étoilé et je buvais souvent jusqu’à ce que mon corps ne tienne plus, rassurée que mon homme me porterait jusqu’à notre lit, pour voyager ensemble au-delà du globe, à l’instar de deux nuages flottant entre ciel et terre.

Certaines personnes boivent des litres d’alcool chaque soir pour enterrer, d’un jet, la lourdeur du jour, et dont l’humeur chagrine s’estompe pour un court moment, tant que dure l’ivresse, pour finir par s’endormir. Il y en a aussi qui se transforment en monstres juste après quelques gorgées.

Lorsque la même boisson rend certains êtres joyeux et éméchés, et d’autres méchants et agressifs, le responsable ne serait-ce pas le buveur et non la boisson?

D’ailleurs, un tonneau de vin à lui seul ne suffirait pas pour effacer de notre mémoire ces deux dernières années si éprouvantes passées loin de notre pays, ni faire taire les voix des habitants d’une terre déchirée… notre terre… notre Liban.