Écoutez l’article

Beaucoup s’interrogent sur la forme du système fédéral dans le monde qui pourrait être de nature similaire à la structure libanaise. La simple réponse est que si nous passons en revue tous les systèmes des 26 pays fédéraux dans lesquels vivent environ 42% de la population mondiale, aucun système n’est semblable à l’autre. Chaque pays possède sa propre diversité culturelle qui a imposé à ses citoyens de développer un système qui lui soit propre en vue de lui garantir stabilité, prospérité et une paix continue.

Cependant, si l’on compare la composition sociale du Liban et l’enchevêtrement géographique de ses composantes culturelles, on pourrait déduire que la Suisse et la Belgique sont les deux pays qui lui sont les plus proches. Le Liban est composé de multiples groupes culturels qui se côtoient depuis des centaines d’années, mais chacun possède sa propre histoire, ses références, ses coutumes, ses cultures et ses croyances religieuses, qui constituent ensemble la véritable richesse de "l’identité libanaise". Par conséquent, le concept de patriotisme ou le "roman national" au Liban diffère selon la perspective chrétienne, druze, sunnite ou chiite, mais le Liban reste l’unique et ultime patrie pour tous ces groupes.

Au cours des dernières décennies, malgré la fréquence des arrangements politiques pour normaliser les différences, au moins une des communautés s’est toujours sentie exclue de l’équation politique clamant que son pouvoir était marginalisé. En remontant dans l’histoire, la France a contribué en 1926 à la rédaction de la première Constitution libanaise, inspirée de sa propre Constitution qui administrait un pouvoir politique centralisé. Cependant, compte tenu du pluralisme culturel du Liban moderne qui venait d’être créé, le système politique centralisé établi par cette Constitution était contraire à la réalité démographique de l’époque, et donc la Constitution de 1926 pourrait être considérée comme l’origine des drames qui a balayé le Liban au cours des cent années qui ont suivi.

Alors que l’accord de Taëf de 1990 devait marquer le début d’une nouvelle ère dans le pays, il s’est transformé en un fardeau pour tous les groupes ou communautés qui composent le Liban. L’injustice ressentie par les groupes musulmans, et légitimée par la Constitution de la Première République, s’est abattue sur tous les groupes libanais. Ainsi, la communauté chrétienne considère que la Constitution de Taëf l’a dépouillé de ses privilèges ; la communauté sunnite, qui appelle à appliquer les dispositions de la Constitution avant de discuter de son amendement, réalise que le pouvoir exécutif est, selon la Constitution, réparti (dilué) entre tous les ministres qui composent le gouvernement et n’est pas réservé au Premier ministre sunnite ; la communauté chiite a toujours déclaré qu’elle se sentait exclue du pouvoir exécutif, ce qu’elle rejette et elle exerce sa force pour changer une telle situation. Quant à la communauté druze, qui représente une composante historique et essentielle de l’identité libanaise, elle n’a jamais bénéficié de la place qui lui incombe dans une quelconque Constitution ou dans ses amendements.

Les graines d’une instabilité persistante

L’accord de Taëf, parrainé au niveau international et qui avait réussi à mettre fin à la guerre civile, a semé les graines d’une instabilité persistante en consolidant un système politique centralisé couplé à une démocratie consensuelle. Cela s’est traduit par une fédération de dirigeants politiques qui représentent leurs groupes religieux et qui ont transformé le système en une horrible "Vétocratie sectaire", exacerbant la corruption sans imputabilité ni possibilité de réforme.

Tout cela nous permet d’affirmer qu’aucun accord ne durera tant qu’une communauté aura le sentiment que ses droits sont bafoués et que le moment est venu de reconnaître que le problème réside dans le système politique libanais. Il est inconcevable qu’un pays composé de différents groupes religieux ou culturels soit géré par un système politique centralisé.

De plus, il serait essentiel d’invoquer l’aspect socio-économique et les conséquences négatives du système centralisé sur la vie quotidienne du citoyen libanais. En effet, qu’ils résident à Nabatiyeh, dans le Akkar, au Kesrouan, dans le Chouf ou la Békaa, les Libanais manquent d’électricité, n’ont pas accès à l’eau potable, ne bénéficient pas de la collecte et du traitement des déchets, et sont à court de système de télécommunication moderne en raison des disputes entre ceux qui contrôlent le pouvoir central, y compris les ministres, les présidents et les politiciens. Ne serait-il pas plus avantageux pour les autorités locales de prendre des décisions liées à la vie quotidienne des habitants de leurs régions sans aucune influence causée par les altercations de ceux qui contrôlent l’autorité centrale ?

Quelle est la solution ?

Si l’on analyse la réalité libanaise, on s’aperçoit que les citoyens pratiquent depuis des décennies un "fédéralisme déguisé" au sein d’un État dont le pouvoir est centralisé ; une contradiction unique au monde. Au Liban, par exemple:

– Il n’y a pas de loi unifiée sur le mariage, comme dans tous les pays centralisés, et les Libanais se marient et divorcent de 18 manières différentes.

– Il existe plusieurs lois d’héritage, une pour chaque communauté.

– Dans de nombreuses régions, les autorités locales promulguent des décrets qui réfutent la Constitution ou contredisent les lois de l’autorité centrale.

– Les principales nominations politiques et administratives sont basées sur l’appartenance confessionnelle plutôt que sur la méritocratie ou les qualifications professionnelles des candidats.

– Les différentes communautés établissent des relations privilégiées avec des puissances régionales et internationales, une pratique qualifiée de " para-diplomatie ", et qui a continuellement contribué à l’ingérence des pays étrangers dans les affaires intérieures libanaises.

– Les différentes communautés ont régulièrement pris des positions opposées sur les conflits régionaux et internationaux, ce qui a historiquement conduit à une escalade des tensions entre elles.

Des activistes de la société civile, et sans affiliations politiques, ont fondé une association appelée " Ittihadiyoun ", qui a rédigé une Constitution pour un système politique fédéral au Liban. Le but de l’association, à travers cette Constitution, est de trouver des solutions aux conflits successifs entre les groupes libanais, sur base de quatre piliers fondamentaux:

-Préserver l’unité du Liban à l’intérieur des frontières de 10 452 km2

-Protéger la diversité culturelle de tous les groupes sociaux

-Éliminer les tensions religieuses.

-Ancrer les villageois dans leurs régions.

Cette proposition, appelée fédéralisme "géoculturel", s’inspire du système fédéral suisse. En effet, de nombreuses régions qui composent les 26 cantons suisses ne sont pas adjacentes, et leurs frontières n’ont pas besoin d’être contiguës pour appartenir au même canton. Par exemple, certaines villes sont géographiquement dans le canton de Vaud mais sont administrativement et constitutionnellement affiliées au canton de Fribourg, tandis que d’autres villes qui sont géographiquement dans Fribourg sont affiliées au canton de Vaud ou de Berne.

Même au Liban, en examinant des cazas culturellement mixtes, nous réalisons que plusieurs fédérations municipales se sont constituées au sein de chaque caza, à travers des alliances de villages qui ne sont pas tous géographiquement reliés entre eux, mais qui sont culturellement homogènes. À Jezzine, par exemple, il y a deux fédérations municipales, l’une à dominante chrétienne et l’autre chiite. Et l’on retrouve la même pratique dans d’autres cazas, tels que Baabda, avec trois fédérations municipales, ou le Chouf et ses quatre fédérations municipales.

En appliquant le même principe au niveau national, une fédération géoculturelle pourrait être établie en regroupant tous les villages qui appartiennent à un même groupe culturel, à savoir chrétien, sunnite, druze et chiite, et en les joignant en un gouvernorat (ou province), quelle que soit leur emplacement géographique. Ainsi, le Liban se répartirait sur quatre gouvernorats (ou provinces) qui ne sont pas géographiquement contigus, avec la capitale fédérale qui serait au centre-ville de Beyrouth.

Dans le modèle fédéral géoculturel, les pouvoirs sont principalement attribués aux municipalités auxquelles les résidents accorderaient environ 35 % de leurs impôts, tandis que 35 % iraient aux gouvernorats et les 30 % restants à l’autorité fédérale. De même, toutes les questions sociales et économiques relèveraient de la responsabilité des municipalités et des gouvernorats. Quant aux questions communes aux quatre gouvernorats, comme les affaires étrangères, militaires et la politique monétaire, elles seraient confiées au gouvernement fédéral, composé de quatre gouverneurs, chacun représentant un gouvernorat. La politique monétaire serait confiée à une banque centrale indépendante soumise à la surveillance des autorités fédérales. Sur le plan des affaires étrangères et militaires, le gouvernement fédéral prendrait toutes ses décisions à l’unanimité de sorte que cette unanimité constituerait effectivement une " neutralité tacite ", ce dont le Liban a besoin pour se distancer des conflits régionaux et pour éliminer les tensions sectaires habituellement provoquées et exploitées par l’ingérence de puissances extérieures dans les affaires libanaises.

En résumé, le fédéralisme est un moyen d’éviter que le Liban, l’un des plus anciens pays multiculturels du monde, ne s’effondre. Par conséquent, les Libanais devraient sérieusement envisager de mettre en place un système fédéral géoculturel comme le meilleur moyen d’éliminer la corruption, de pratiquer l’imputabilité, de protéger la diversité culturelle, d’éliminer les tensions sectaires et de permettre aux autorités locales de réglementer la vie quotidienne des résidents tout en préservant l’unité du pays. La situation au Liban est si grave que pour parvenir à ce changement radical, toutes les parties doivent engager de toute urgence des discussions sincères, franches et constructives, loin de la démagogie, afin d’éviter des conséquences désastreuses pour le Liban.

* Secrétaire général de " Ittihadiyoun "