Il était blond comme un champ de baklava. Les cheveux coupés ras à la militaire. Ses yeux étaient du bleu des profondeurs de la mer. Il était si malingre qu’il nous semblait s’écrouler sous le poids du grand plateau de baklava en fer-blanc qu’il coltinait en sillonnant les rues du quartier en gueulant à tue-tête la panoplie de douceurs: aux noix, aux amandes, à l’eau de rose.

Les femmes attendaient son passage comme si c’était le Messie. Elles sortaient au balcon nanties de leurs paniers en osier qu’elles déroulaient jusqu’au rez-de-chaussée pour les remplir de baklava. Certains piétons ayant la dent sucrée l’appréhendaient pour en engloutir un ou deux au pied levé. Personne ne connaissait son nom. On ne savait rien de lui hormis que ces baklavas étaient caloriques, mais tellement bons. Ce blondinet estampilla mon enfance comme une enveloppe affranchie. Je courais les rues comme un pérégrin à sa recherche. Pourtant son parcours était des plus classiques. Il entreprenait le même circuit. Une fois rattrapé, mes potes et moi, méchants comme une teigne, le caillassions sans regret. Il ne mouftait pas. Il demeurait droit, ne nous tançant pas. Il nous laissait faire.

En 1975, la guerre éclata comme une châtaigne chauffée sur un poêle, mais cela n’avait pas ralenti son commerce, et ce jusqu’à 1982, lorsqu’Israël occupa triomphalement Beyrouth, contrôlant toutes les routes d’accès entre l’Ouest et l’Est de la ville. Le blondin déposait son large plateau pour endosser l’uniforme de l’armée israélienne. Les barrages de contrôle se dressaient. Lui, il était sur le qui-vive sur un des axes. Nous, nous étions sur le "qui vivra verra". Il contrôlait les checkpoints d’une main de fer. Il interpellait les piétons par leurs noms. Il était connu comme le loup blanc. Un blanc de mémoire traversait ceux qu’il inspectait. Il était méconnaissable en Tsahal.

"Tu ne veux plus me balancer des cailloux?", me demanda-t-il. Je me trouvais avec mon père en voiture. Ma langue s’était rétractée dans son palais. Nouée. Je n’avais rien dit. J’avais oublié l’alphabet que je récitais par cœur à mes moments de loisir. Je suais comme une pute dans une église, mon géniteur aussi. On attendait l’ordre de passer. Or le passé était au présent dans la tête du blondinet. Mon père demeurait placide. Moi, j’étais aussi agité qu’une personne prise d’une diarrhée carabinée.

On passa finalement le barrage comme une lettre à la poste. Soulagé, je me souvenais à nouveau de mes poursuites inlassables à le talonner comme un chien le ferait avec son maître. La main pleine de cailloux, je les lançais dans sa direction, faisant allégrement mouche à chaque fois. Il ne se retournait pas, ni pour nous maudire ni pour nous remonter les bretelles. Il se laissait faire et nous autorisait à traverser le checkpoint sans encombre.

Mon père me regardait incrédule. "Tu te rends compte! D’aussi longtemps que je me souvienne, nous avons été bernés par ce vendeur ambulant de baklava, rien que pour nous sucrer la dent! Alors qu’on a une dent dure contre Tsahal!"

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