On est le 6 janvier 1951.

Elle n’a pas plus de dix berges. Peut-être un peu moins. Peut-être un peu plus. Elle-même l’ignore.

Elle est ange sur terre, palpable, tactile, tangible, contrairement aux anges qu’on attend dans un lit miteux pour nous bercer de mythes.

Le petit ange encadré par ma mémé et ma mère n’est autre que ma tante Marie. Sa petite robe lui va comme un tablier à une vache car souvent la vie, pour ne pas forcer la note en disant toujours, est vache pour les gens qui ne parviennent pas à grimper au premier barreau de l’échelle de la justice sociale parce qu’ils sont plus bas que l’échelle elle-même. Quand il pleut, il faut composer aussi avec la boue.

Les cheveux de Marie sont lisses comme les parois du malheur qui ne lui offrent pas une encoche à laquelle s’agripper pour s’en sortir. La couleur de ses yeux vous redonne foi en Dieu; le même Dieu qui créa le ciel bleu pour être en harmonie parfaite avec celui de ses yeux. Son petit nez, de dimensions parfaites, n’avait pas encore le flair de la défaite. Il faudra attendre plusieurs décennies. Il reniflait les jasmins qui assiégeaient la maison parentale. Elle en cueillait une vingtaine pour en faire un collier qui, pour une fois, n’était pas collier de misère. Elle admirait son père qui était blanc-bleu et qui coltinait à pied des planches de bois destinées au chantier où il turbinait. Elle l’attendait, comme la lune l’assoupissement du soleil, pour enfin prendre la relève. Elle l’accueillait à bras ouverts en jubilant. Lents étaient ses pas. Il était cassé en deux. Mais redevenait un à la vue de sa petite fille. Sa Marie à lui pour laquelle il avait une prédilection évidente.  Elle savait quoi faire. Quand le faire. Elle lui préparait son verre d’arak qu’elle lui posait sur le guéridon, avant de se retirer, comme un sujet devant Son Altesse. Elle allait ensuite mettre en marche le magnétophone d’où sortaient des chansons turques, dont les notes musicales venaient essuyer le front plissé de contraintes, de peur, d’impondérables de son père. Elle connaissait les chansons par cœur. Elle avait une belle voix. Alors elle les fredonnait à son tour en accompagnant son père qui l’invitait sur ses genoux. Le bonheur va toujours de pair.

La main de ma mère posée sur son épaule la réconforte. "Ne crains rien. Je serai toujours là." Il y a une gêne évidente qui plombe cette séance de photographie. À l’époque, le verbe sourire ne se conjuguait pas au futur, même antérieur. Le présent grève leur quotidien. Il restera demain. Promesse de Gascon.

Marie grandira comme grandissent tous les mômes: la tête farcie de mille contes et conte, que quelque part, au loin, on entend le galop d’un prince charmant qui, les cheveux coiffés au quatre vents, viendra l’arracher à sa mouise. Comme elle est impressionnante la déception quand ce prince n’est qu’un Don "Quichiotte".

Oui, Marie grandira. Oui, Marie deviendra couturière. Oui, Marie se mariera. Oui, Marie n’aura pas d’enfant. Oui, Marie sera veuve. Oui, Marie assumera la guerre, toute la guerre, sans interruption, comme une femme ses menstrues. Oui, je suis là pour elle, l’enfant qu’elle n’a jamais eu, elle, la mère que j’aurais souhaité avoir.

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