J’ai des visages au bord des yeux, des visages comme des portes grinçantes.

J’ai des mots au bord de l’épuisement généralisé; il suffit de les pousser un peu pour les voir mourir sur le quai.

Adossée au mur du temps qui passe, j’attends que le train arrive.

"Peut-être le bonheur n’est-il que dans les gares?", se demanda Georges Perec, lui qui a été largué par sa mère sur un quai de gare.

Autour de moi les gens rient. Les gens pleurent. Euphorie des retrouvailles. Agonie des départs.

Comment le bonheur des retrouvailles pourrait-il supplanter la détresse d’une séparation sur un quai de gare?

Ces minutes qui défilent, qui se densifient pour marteler sur votre corps la douleur à venir. On essaie de s’en préserver, de se blinder, de s’anesthésier d’une déchirure insoutenable que l’endroit même rend insupportable.

Lire dans leurs yeux une tristesse identique à la nôtre qu’on essaie habilement de ne pas noyer sous les larmes. Parce qu’on a passé l’âge. Parce qu’on sait que ce serait fragiliser encore plus le courage qu’on trouve à s’abandonner là, devant un train stupide.

À moins que ce soit de la lâcheté. Peut-être qu’on serait réellement courageux si on laissait nos vies en plan et qu’on fuyait. Loin. Très loin.

J’ai des visages au bord des yeux. Assise, la tête contre la vitre, mon regard fouille le quai à la recherche d’expressions. Il n’y a rien de pire que de voir un train partir, à part se trouver dedans. Dans le reflet, je perçois une ride inconnue sur mon front. Je ne savais pas que la souffrance se marquait sur mon visage.

Suffoquer. C’est mieux qu’expirer ses larmes et son chagrin dans une boîte de métal où des enfants hurlent, des gens bruissent d’un quotidien agressif.

L’envie de les étrangler. On oublie si souvent que le mal naît de la douleur. Une personne méchante est une personne qui souffre. Elle y trouve matière. La souffrance est généreuse là où le bonheur est égoïste. On partage le premier plus facilement que le second.

Mais pour le coup, je me cache au fond de moi. Je suffoque dans mon silence, je me roule en boule dans ma peine. Je ne peux pas encore me focaliser sur les bons moments. Je dois d’abord détacher mon âme comme les ailes d’une libellule qui auraient pris l’eau. Sans les déchirer. Avec une extrême lenteur. Sans savoir si elles pourront retrouver leur usage d’origine.

Tout d’un coup, la vie ressurgit devant moi, dans sa force, sa banalité et sa folie. C’est le déchirement de mes tympans par le bruit infernal du métal qui d’un coup de freins, me rappelle où je suis.

Changement de pression atmosphérique, vrombissement, dépressurisation, c’est maintenant une vieille carcasse métallique qui fend l’air de son nez aquilin. Dans ces entrailles, des larmes, des cris, de la joie, personne ne reste indifférent à cette vieille chose qui, à plus de 300 km/h, change le cours de notre vie.

Une course folle pour certains, une fuite en avant pour d’autres, ou simplement une nécessité. Les paysages ont défilé, les champs et leurs étendues vertigineuses ont laissé la place à une revue nauséeuse des arbres qui, comme des mains tendues, tentent de retenir cette machine de l’enfer qui file à travers eux et les transperce.

"Ô temps suspend ton vol", laisse le temps à ces êtres de rassembler leur esprit, de retrouver leurs sens, de comprendre ce qu’il leur arrive. Une paire d’yeux croise les miens, ils sont perdus, apeurés, ils cherchent un repère mais ne trouvent que d’autres yeux apeurés.

Bientôt les larmes montent, les regrets d’avoir quitté un monde connu s’exacerbent. L’amertume du départ pique le nez, on a beau dire que c’est une poussière, mais cette poussière nous la connaissons tous puisqu’elle nous a déjà tous fait pleurer.

Perdue dans mes pensées, je me rends soudain compte que mes joues sont humides; le long de mes mâchoires serrées, une larme coule et chatouille maintenant mon menton. D’un coup de main précis et rapide, elle disparaît et je regarde, misérable et honteuse comme Cosette, autour de moi. Mais là où j’attendais des regards moqueurs et désabusés, je ne trouve que de la compassion.

La gare est un monde à part, où la solidarité reprend ses lettres de noblesse et où les hommes réapprennent à se voir.

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