Comprendre et naviguer à travers le système libanais actuel

Des élections législatives sont prévues le 15 mai 2022: les électeurs vont élire leurs députés qui pourraient maintenir la classe politique actuelle, la secouer ou l’éjecter. Chaque partie mise sur la prévalence de sa propre réalité.

Le scrutin aura lieu sur base d’une loi verrouillée qui encourage les alignements et la polarisation politiques. Le défi va être de former des listes électorales, de présenter des programmes, de faire des promesses, de mobiliser, d’attirer… et de convaincre qu’une alternative est viable. Ceux qui veulent un changement devront se présenter en ordre groupé pour avoir un poids significatif. Dans la prise de décision des individus et des sous-groupes, ils devront agir sans candeur, au moment où l’on assiste à la naissance d’alliances hétéroclites de dernière minute dans le seul but d’avoir des blocs consistants au Parlement.

Le système politique libanais est constitué aujourd’hui de trois structures superposées: Au sommet, évidemment, les cinq leaders politiques (les chefs du CPL, des Forces Libanaises, du PSP, du tandem Hezbollah-Amal) issus chacun d’une communauté (ils étaient six avant que le chef du Courant du futur, Saad Hariri, ne jette l’éponge), avec chacun ses allégeances et ses bailleurs de fonds. Ils sont inamovibles depuis plus de trois décennies, directement ou par héritage. Au deuxième niveau, les officiers ou les relais (élus, responsables, notables, influenceurs, ou grandes gueules et, au niveau de la base, la masse des partisans ou des sympathisants actifs ou passifs, zélés ou acculés.

Le mouvement vertical du passage d’une structure à une autre se passe au gré d’évènements violents (confrontations, assassinats, coups de force), mais aussi d’élections, de nominations à des postes gouvernementaux ou de conciergerie et d’échanges de faveurs, d’accès aux privilèges ou de simples promotions à de nouvelles fonctions ou positions. Ce mouvement, effectivement, s’opère entre la structure des relais et la structure de la base; le sommet étant actuellement bien verrouillé.

Toute cette dynamique est structurée autour de trois piliers qui déterminent les orientations, les choix et les prises de décisions dans chacune des structures: les stratégies gagnantes, le système de récompenses et le système de responsabilités.

La stratégie gagnante est celle qui a donné des résultats avérés dans certaines situations. Elle va être utilisée à souhait tant qu’elle réalise les objectifs. Elle va dépendre de la physiologie du système et de sa réactivité à des solutions. Elle donne la direction et le ton au sommet.

Le système de récompenses est celui qui paie en retour les allégeances, les prises de position et surtout les renvois d’ascenseur (échanges de faveurs et de contreparties), parfois transactionnels et souvent relationnels.

Le système des responsabilités est celui qui, effectivement, pénalise les échecs, les ratés, les gaspillages et les mauvais résultats en général, ainsi que la façon dont chaque cas est traité (selon la loi, en violation des lois ou en laissant faire).

Le degré de corruption d’un système augmente quand ces trois piliers ne sont pas alignés, créant un déséquilibre et des repères contradictoires qui vont dicter les comportements et les orientations au niveau individuel ou de groupe dans chaque structure.

Pour remettre le système en place, il faut commencer par réaligner les trois piliers en cassant les conduits alambiqués et en installant des conduits neufs bien exécutés selon les règles de l’art.

Stratégies gagnantes

Le Liban post-Taef a renforcé certaines stratégies gagnantes et en a remplacé d’autres. Il y a plusieurs exemples de stratégies gagnantes utilisées à répétition:

La prise en otage ou le blocage du système, accompagnée d’une obstination farouche. Cette stratégie avait été utilisée une première fois en 1969 par Rachid Karamé, alors Premier ministre, après sept mois de retrait volontaire, pour faire passer l’aberrant accord du Caire qui paralysa le mandat de Charles Helou et provoqua un dysfonctionnement dans le pays. Michel Aoun, l’actuel président de la République, a utilisé cette même stratégie avec succès à plusieurs reprises: 1989-1990: blocage de l’élection présidentielle et résistance à l’application des accords de Taef; puis les blocages de formation de gouvernements: 2009 (5 mois de négociations), 2014 (5 mois de négociations), 2019 (9 mois de négociations), 2020-2021 (13 mois de négociations), blocage de l’élection présidentielle (novembre 2007-mai 2008: 6 mois, mai 2014-octobre 2016: 29 mois de vide au niveau de l’exécutif). A chaque fois l’homme arrivait à ses fins et sortait renforcé avec des acquis pour lui-même et son camp, mais aux dépens des institutions fragilisées et du système rabattu.

"Mentez, mentez, il en restera toujours quelque chose": est une stratégie utilisée par Nabih Berri, le président de la Chambre depuis 1992. Libéré de toute contrainte après le retrait syrien en 2005, il a réinterprété les lois et les a réécrites (les exemples les plus notoires sont: le quorum pour la deuxième séance de l’élection présidentielle entre 2014 et 2016 ou l’exigence d’un chiite au poste de ministre des Finances "tel que spécifié dans les accords de Taef" – un argument monté de toutes pièces –; stratégie qui a été payante à chaque coup. Et l’expression qu’"il peut sortir un lapin de son chapeau au besoin" est devenue une pratique acceptée et souvent sollicitée (!) pour bricoler des solutions aberrantes. Elle est basée sur un changement du narratif, des protestations de sincérité et de bonne foi et le postulat selon lequel "quand une contre-vérité est répétée suffisamment longtemps, elle devient vérité".

Bafouer l’autorité et la souveraineté de l’État Libanais et jouer sur les contradictions du système politique en utilisant une dialectique activiste, avec le support explicite ou implicite d’un bon segment de la population et de relais bien contrôlés, pour imposer sa propre loi et son propre agenda: cette pratique avait été enclenchée par l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) après 1964 et jusqu’en 1982, puis pendant la mainmise syrienne (1984-2005). Elle a été perpétuée depuis lors sans inhibition par le Hezbollah, qui brandit comme argument l’occupation israélienne des fermes de Chebaa (dont la souveraineté libanaise n’est même pas reconnue par la Syrie) pour justifier la poursuite de la résistance armée contre Israël, en dehors de l’autorité de l’État et imposer l’absurde équation: "Armée, Peuple et Résistance" insérée dans toutes les déclarations ministérielles.

La réinterprétation de la règle de majorité des deux-tiers inversée en "tiers de blocage": la stratégie a consisté avec Michel Aoun à réécrire la clause des accords de Taëf qui exigeait l’approbation des décisions-clés du gouvernement au vote des deux tiers des ministres pour qu’elle devienne: "si je détiens le tiers de blocage, je contrôle toutes les prises de décisions et j’enclenche des négociations donnant-donnant, même au dépens du fonctionnement du pays".

La décrédibilisation du système de justice à tout va pour empêcher que la justice soit faite quand une enquête progresse vers des mises en examen, par la création de barrages techniques et de forme (les assassinats des quatre juges à Saida, de Rafic Hariri, des parlementaires, ministres, journalistes, activistes, tous restés sans suite, et maintenant les tentatives culottées d’écarter le juge d’instruction Tarek Bitar de l’enquête sur l’explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth).

D’autre stratégies gagnantes utilisées

La personnalisation: c’est lorsque l’allégeance des fonctionnaires de l’Etat s’oriente vers ceux qui les ont nommés ou adoubés (l’exemple le plus édifiant est l’appareil de sécurité du Parlement ou les ministères (de l’Intérieur, des Travaux publics ou encore de l’Industrie…)

La création de précédents immuables, lorsqu’une interprétation circonstancielle de la loi est imposée, ou encore l’appropriation de l’autorité de référence qui consiste à s’auto-déclarer autorité compétente en la matière (le tribunal militaire qui juge les civils, ou encore les différentes unités de renseignements).

L’intimidation pour étouffer un dossier. Ceux qui n’ont pas accès à leur propre système de justice doivent se résigner (ou créer le leur (?)).

Il faudra patiemment saper et démonter la logique de chacune des stratégies gagnantes utilisées pour les neutraliser.

Le système des récompenses

Il englobe le système de motivation et d’intéressement. Il détermine la structure et la logique des actions et des décisions dans chacune des trois structures: qu’est ce qui peut donner des résultats tangibles et apporter des bénéfices/avantages/gains.

Les nominations aux postes administratifs après Taëf sont progressivement devenues politisées, d’abord timidement puis systématiquement. Elles sont utilisées comme monnaie d’échange pour récompenser les partisans, placer les relais dociles, attirer les ambitieux utiles et amadouer les cupides et, pourquoi pas, se servir en passant. Résultat: les compétents et les serviteurs honnêtes de l’Etat se rebiffent et les incompétents et les corrompus les remplacent… et la gangrène se propage. L’État est ainsi alourdi par des sureffectifs surréalistes qui creusent encore plus le déficit (avec les résultats qu’on connaît).

Le Liban, avec sa structure actuelle, est bien placé dans la liste des gouvernements de l’ombre avec une structure parallèle de prises de décisions, de distribution des ressources et du contrôle du pouvoir. La personne au poste de responsabilité reçoit ses instructions et ses consignes de ceux qui l’y ont placée ou qui peuvent la démonter ou lui enlever son autorité. Cela avait commencé avec les violences de 1975-1990, lorsque les milices dictaient leur loi et devait en principe se terminer avec le retour à la paix civile et le fonctionnement des institutions de l’État… mais les mauvaises habitudes ont la vie dure.

Le système des quotes-parts sur base duquel les grands partis se partagent tout: les postes, les ressources et le contrôle. Les négociations acerbes se font en amont, mais, une fois l’accord scellé, ils tissent une complicité et une solidarité indestructibles qui diluent la responsabilité et cassent toute velléité de remise en question des transactions. Ceux qui veulent entrer en fonction doivent forcément adhérer aux canaux de distribution exclusifs.

La déflation dans le système des récompenses: Après l’émergence d’une crise (vraie ou fausse) et en tardant à la résoudre (comme celles des banques, de la dévaluation ou des subventions), les individus sont amenés à négocier des solutions individuelles à des problèmes collectifs. Tant pis pour le système qui est censé protéger tout le monde: l’exemple de la distribution au compte-goutte, ici et là, de l’essence ou du fioul devient source, dans la légèreté, de gratitude démesurée envers ceux-là même qui sont responsables d’imprévoyance et de manque de perspicacité (ou plus grave).

Quand les repères sont brouillés, les individus et les sous-groupes s’accrochent à ce qu’ils considèrent comme gratifiant, même aux dépens de leur propre système de valeurs et de leurs intérêts fondamentaux en tant que citoyens. Ils deviennent plus facilement manipulables.

Il faut d’abord (s’engager à) casser la logique actuelle du système des récompenses individuelles ou des transactions douteuses qui ont contribué à éroder le système, en commençant par bloquer la logique des quotes-parts et des marchandages paralysants, avant de rassurer les citoyens sur le fait qu’ils peuvent faire prévaloir leurs droits sans passer par un parrain.

Le système de responsabilité

Il détermine comment la société va demander des comptes et se protéger face aux effractions et aux abus: quand l’intérêt collectif a été agressé, quand les lois ont été enfreintes ou quand la gestion politique a eu des résultats négatifs indéniables. Si le système fonctionne, en règle générale, les fautes sont sanctionnées, les crimes sont punis et la tentation de répéter les mêmes erreurs par les uns ou les autres ou de tolérer les crimes, est réduite.

Les lois au Liban, en général, sont bien écrites et bien articulées mais elles ne sont pas systématiquement appliquées ou, plus simplement, elles sont votées en commission et réinterprétées subtilement ou sans vergogne. Il y a des immunités auto-proclamées, du laxisme dans certains cas, et il y a aussi la pratique acceptée qui consiste à utiliser l’exception impunément (de l’exemption injustifiée de taxes de toutes sortes à la possibilité de suspendre des poursuites par décision discrétionnaire ou l’octroi injustifié de licences, de permis, de passe-droit) ou le recours à des interprétations relayées par les "experts" de service.

Les décisions légales de détournements de fonds catastrophiques: des barrages hydrauliques aux investissements en infrastructure, du coût de la gestion des déchets à la gestion de la crise financière et des lois égoïstes … un crime, de quelque sorte qu’il soit, peut toujours être racheté par une allégeance, par un renvoi d’ascenseur, par une association de malfaiteurs, par le paiement d’une contribution à l’opérateur. C’est simple: les lois et leur application ne sont pas vraiment prises au sérieux à certains niveaux. En fait, ce sont des outils pour mener au pas la Base et les Relais et monnayer sa propre influence. Les incompétents, les malfrats, les criminels ou les exécutants dociles ou zélés peuvent toujours se prévaloir d’une protection (visible ou moins visible), se racheter, se refaire une virginité… et le tour est joué.

Jusqu’à présent, tout appel à une réforme quelconque a été ignoré, occulté, accompagné de vœux pieux ou simplement détourné. Il suffirait de commencer par l’application de (l’esprit de) la loi de façon exemplaire et s’attaquer à la fermeture des brèches ouvertes au cours des quatre dernières décennies.

De même, au niveau politique: les erreurs, les abus, les échecs et les lacunes ne sont pas vraiment sanctionnés aux urnes. Les électeurs, à travers leur perception du système des récompenses, font des calculs tordus qui couvrent leur groupe, leurs parrains ou leaders, ou qui leur permettent d’être bien vus individuellement… au cas où une opportunité de promotion se présenterait. Justement, "faire peau neuve si nécessaire" est une stratégie sur base de laquelle certaines voix s’élèvent pour insister sur le fait qu’il est possible de changer les choses de l’intérieur à travers une nomination et qu’elles peuvent faire la différence. Lorsque ce système ne marche pas, (parce qu’il ne peut pas fonctionner), les partisans de ce concept croient qu’il est toujours possible de (re)prendre son chapeau d’agent de changement sans vraiment être pénalisé. Des (ex)ministres, des (ex)députés, des (ex)fonctionnaires de différents niveaux, actuellement marginalisés, font leur mea culpa pour se recycler ou mieux négocier leur retour dans les affaires. Cette approche très intéressée retarde et décrédibilise les vrais objectifs du changement.

L’entrée en matière du changement serait de décourager et de décrédibiliser sans relâche les acteurs, à tous les niveaux, de ce dysfonctionnement pour qu’ils arrêtent de persister dans leurs stratégies gagnantes pernicieuses, de casser un système de récompenses indéfendable et de demander des comptes sans ambiguïté.