Beyrouth: Ça y est. Le spécialiste des pathologies difficilement identifiables, le Dr. Desamour, a établi son diagnostic. Ces soudaines montées de rage suivies de longues phases de profond abattement, cette envie de dormir à n’importe quelle heure du jour, ces insomnies systématiques quand il est justement l’heure de dormir, ces moments d’absence teintées fortement de mélancolie, cette difficulté à se concentrer sur un livre, un film, une conversation, cette folle envie d’être ailleurs accompagnée d’une incapacité à prendre quelconque décision, cette profonde tristesse devenue une seconde peau, non tout cela n’est pas le Corona. Ce sont les symptômes avérés d’un grand chagrin d’amour. Un cœur brisé.

Il m’a alors conseillé d’essayer de rassembler tous les morceaux de ce cœur qui s’est désintégré par étapes pour voir si on pouvait les recoller, réparer tout cela. "Fix it", a-t-il dit. Je me suis donc attelée à la tâche et, munie d’un filet à papillon, j’ai remonté le temps de ma vie.

Le premier morceau, je l’ai trouvé devant la porte de mon école si jolie où il y avait tous mes amis. J’en avais été brutalement arrachée en juin 1975, les "événements" ayant rattrapé mon enfance sucrée.

Le deuxième était dans la rue Madame Curie quand il a fallu dire au revoir à la maison qui m’a vue naître, déménagement brutal sous les bombes et où les caisses contenant mes livres et mes poupées avaient été oubliées là toutes seules sur le trottoir.

Le troisième a été plus difficile à trouver. Il reposait sous le tas de gravats de l’immeuble d’en face à Sanayeh, "implosé" lors de l’invasion israélienne de 1982, et dont je voyais les habitants devenus familiers prendre le café au balcon tous les matins. Puis des petits bouts par ci, par là à chaque ami qui partait, me laissant aussi désemparée que lorsque le mot exil s’était réinséré entre les bandes rouges du drapeau de mon pays.

Un grand morceau était resté avec mes parents et mes grands-parents quand, par un froid matin de février 1990, je les ai vus s’éloigner par la vitre arrière du taxi qui m’amenait avec mon bébé vers l’aéroport.

Les deux autres effritements de mon cœur déjà un peu fatigué, je les vois à chaque visite sur les tombes de mes grands-parents qui sont morts sans moi. Une même brisure mais en deux temps. Pas beaucoup de répit pour un cœur déjà bien amoché et qui a longtemps saigné pour les enfants de Qana.

Deux morceaux identiques se sont arrachés avec beaucoup de douleur quand mes enfants sont partis faire leur vie loin de moi, de leur pays, de leur famille, de leurs racines et de leurs illusions.

Mais il battait encore cet organe vital qui s’est soudainement emballé un soir d’octobre 2019 pour ensuite, quelques mois plus tard, se fracasser dans les fumées du nitrate et se répandre comme autant de bouts de vitres et de vie sur les trottoirs de la ville. Ma ville cassée. Des milliers de morceaux, des milliers de brisures, des milliers de chagrins.

Voilà où sont, docteur, tous les morceaux de mon cœur.