À la télévision, il a le geste ample, le verbe généreux et le rire éclatant.
Ses mots portent les accents de la Méditerranée mais, derrière son sourire, le regard trahit parfois l’inquiétude.
Mahi Binebine, enfant de la Médina, est aujourd’hui un immense artiste dont l’œuvre artistique et littéraire est reconnue et couronnée dans le monde entier. Il n’a pas pour autant tourné le dos au milieu populaire dans lequel il a grandi. Et face au radicalisme qui s’y développe, il a une réponse: ouvrir aux enfants le monde de la culture, drainer l’oisiveté des gamins délaissés vers toutes les formes d’activités artistiques pour leur permettre d’échapper à l’obscurantisme de l’Islam radical. On lui doit la création de vastes centres culturels dans les grandes villes de son Maroc natal. Ils portent le nom d’«Étoiles». Car mettre une espérance dans les yeux des enfants, c’est essayer d’améliorer le monde de demain.
Dans Mon frère fantôme, son personnage, Kamal, a bien du mal à cohabiter avec un colocataire encombrant, «l’autre», comme le désigne sa mère. Les deux facettes de sa personnalité l’entraînent dans une incessante querelle avec lui-même, jusqu’à une forme de schizophrénie.
Il est lisse et tourmenté. Il est docile et transgressif. Il vénère et critique son aîné, Omar, graine de malfrat. Il aspire à l’ordre, mais cède aux influences.
Dans l’enfance de Kamal, Mahi Binebine a mis beaucoup de ses propres souvenirs. On peut y percevoir la reconnaissance de l’auteur pour un univers scolaire sécurisant et la transmission d’un savoir qui ouvre les portes de tous les possibles.
Comme lui, il est confié à un pensionnat tenu par des religieuses aussi strictes que bienveillantes et attentives: «Si on devait les décrire en un mot, lumière serait celui qui conviendrait le mieux, tant elles respiraient la paix, la bonté et la transparence».
Il règne à «La Goutte de lait» une atmosphère feutrée où les activités sont rythmées par l’appel de la cloche.
Comme lui, Kamal retrouve en fin de semaine et pour les vacances le monde bruyant de la Médina, les cris; l’exubérance de la famille et des voisins; les disputes et les démonstrations d’affection, mais aussi le pouvoir des fils sur la mère et sur la sœur jusqu’au meurtre, et enfin l’apprentissage d’une liberté sans contraintes ni tabous.
Entre ces deux univers si totalement antinomiques, le texte qui s’apparente à une autobiographie romancée vire au récit initiatique: premiers amours, premiers jobs, découverte du travail et de l’argent facile, premiers délits, addictions, dans les constants déchirements d’une conscience intranquille.
En filigrane se dessine l’extraordinaire tableau d’une ville tout en contrastes, venelles pisseuses et terrasses accueillantes sur les toits des maisons, odeurs des épices et des eucalyptus, intense vie nocturne entre la Grand-Place et le café Atlas que le jour inonde d’ombres et de soleil…
Autour de Kamal et de son double encombrant prennent vie une mère, «guerrière» tendre et trop faible, sœur Adelheid, débordante de vitalité et à l’indulgence sans limites, tante Milouda à l’écoute bienveillante, Mounia, garçon manqué apprivoisé, à la beauté dissimulée, le vieux Moussa, jardinier et poète, et d’autres encore… Galerie de visages aimés et inutiles garde-fous quand une vie dérape… L’auteur les dépeint avec la précision du peintre et une tendresse soulignée par l’emploi du pronom personnel de la première personne.
À l’origine de ce roman, Mahi Binebine avait emprunté l’idée d’instaurer un dialogue avec soi-même à un texte d'Alberto Moravia. Par la suite, un éditeur américain ayant lancé une collection sur les grandes villes en y associant l’adjectif noir, l’auteur, sollicité, avait alors fourni une nouvelle qui parut dans «Marrakech noir». C’est ce texte originel qu’il a repris, des années plus tard, pour en faire ce roman aussi surprenant et foisonnant. Si riche et multiple qu’il est impossible de lui accoler une étiquette unique. Roman social certes, initiatique, bien sûr, conte peut-être aussi par son côté fantastique ?
Mais alors, la conclusion de ce livre magnifique nous donne une clé pour mieux comprendre l’action militante entreprise par Mahi Binebine: inventer des solutions pour éviter que les contes ne finissent en tragédie.
«Apprendre à voler et à regarder le monde autrement, respirer un autre air, plus pur, plus sain, caresser des rêves interdits, laver ses yeux de la laideur et y laisser entrer la lumière, s’autoriser à aimer, réclamer à bon droit sa part de bonheur, se couler, même par effraction, dans un destin nouveau, lisible et sans ratures…» Mahi Binebine
Binebine, Mahi, Mon frère fantôme, Stock, 11/05/2022, 1 vol. (227 p.), 19,50€
Chronique rédigée par Christiane Sistac
https://marenostrum.pm/mon-frere-fantome-mahi-binebine/
Ses mots portent les accents de la Méditerranée mais, derrière son sourire, le regard trahit parfois l’inquiétude.
Mahi Binebine, enfant de la Médina, est aujourd’hui un immense artiste dont l’œuvre artistique et littéraire est reconnue et couronnée dans le monde entier. Il n’a pas pour autant tourné le dos au milieu populaire dans lequel il a grandi. Et face au radicalisme qui s’y développe, il a une réponse: ouvrir aux enfants le monde de la culture, drainer l’oisiveté des gamins délaissés vers toutes les formes d’activités artistiques pour leur permettre d’échapper à l’obscurantisme de l’Islam radical. On lui doit la création de vastes centres culturels dans les grandes villes de son Maroc natal. Ils portent le nom d’«Étoiles». Car mettre une espérance dans les yeux des enfants, c’est essayer d’améliorer le monde de demain.
Dans Mon frère fantôme, son personnage, Kamal, a bien du mal à cohabiter avec un colocataire encombrant, «l’autre», comme le désigne sa mère. Les deux facettes de sa personnalité l’entraînent dans une incessante querelle avec lui-même, jusqu’à une forme de schizophrénie.
Il est lisse et tourmenté. Il est docile et transgressif. Il vénère et critique son aîné, Omar, graine de malfrat. Il aspire à l’ordre, mais cède aux influences.
Dans l’enfance de Kamal, Mahi Binebine a mis beaucoup de ses propres souvenirs. On peut y percevoir la reconnaissance de l’auteur pour un univers scolaire sécurisant et la transmission d’un savoir qui ouvre les portes de tous les possibles.
Comme lui, il est confié à un pensionnat tenu par des religieuses aussi strictes que bienveillantes et attentives: «Si on devait les décrire en un mot, lumière serait celui qui conviendrait le mieux, tant elles respiraient la paix, la bonté et la transparence».
Il règne à «La Goutte de lait» une atmosphère feutrée où les activités sont rythmées par l’appel de la cloche.
Comme lui, Kamal retrouve en fin de semaine et pour les vacances le monde bruyant de la Médina, les cris; l’exubérance de la famille et des voisins; les disputes et les démonstrations d’affection, mais aussi le pouvoir des fils sur la mère et sur la sœur jusqu’au meurtre, et enfin l’apprentissage d’une liberté sans contraintes ni tabous.
Entre ces deux univers si totalement antinomiques, le texte qui s’apparente à une autobiographie romancée vire au récit initiatique: premiers amours, premiers jobs, découverte du travail et de l’argent facile, premiers délits, addictions, dans les constants déchirements d’une conscience intranquille.
En filigrane se dessine l’extraordinaire tableau d’une ville tout en contrastes, venelles pisseuses et terrasses accueillantes sur les toits des maisons, odeurs des épices et des eucalyptus, intense vie nocturne entre la Grand-Place et le café Atlas que le jour inonde d’ombres et de soleil…
Autour de Kamal et de son double encombrant prennent vie une mère, «guerrière» tendre et trop faible, sœur Adelheid, débordante de vitalité et à l’indulgence sans limites, tante Milouda à l’écoute bienveillante, Mounia, garçon manqué apprivoisé, à la beauté dissimulée, le vieux Moussa, jardinier et poète, et d’autres encore… Galerie de visages aimés et inutiles garde-fous quand une vie dérape… L’auteur les dépeint avec la précision du peintre et une tendresse soulignée par l’emploi du pronom personnel de la première personne.
À l’origine de ce roman, Mahi Binebine avait emprunté l’idée d’instaurer un dialogue avec soi-même à un texte d'Alberto Moravia. Par la suite, un éditeur américain ayant lancé une collection sur les grandes villes en y associant l’adjectif noir, l’auteur, sollicité, avait alors fourni une nouvelle qui parut dans «Marrakech noir». C’est ce texte originel qu’il a repris, des années plus tard, pour en faire ce roman aussi surprenant et foisonnant. Si riche et multiple qu’il est impossible de lui accoler une étiquette unique. Roman social certes, initiatique, bien sûr, conte peut-être aussi par son côté fantastique ?
Mais alors, la conclusion de ce livre magnifique nous donne une clé pour mieux comprendre l’action militante entreprise par Mahi Binebine: inventer des solutions pour éviter que les contes ne finissent en tragédie.
«Apprendre à voler et à regarder le monde autrement, respirer un autre air, plus pur, plus sain, caresser des rêves interdits, laver ses yeux de la laideur et y laisser entrer la lumière, s’autoriser à aimer, réclamer à bon droit sa part de bonheur, se couler, même par effraction, dans un destin nouveau, lisible et sans ratures…» Mahi Binebine
Binebine, Mahi, Mon frère fantôme, Stock, 11/05/2022, 1 vol. (227 p.), 19,50€
Chronique rédigée par Christiane Sistac
https://marenostrum.pm/mon-frere-fantome-mahi-binebine/
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