Mémoire blessée, croisade et djihad
Sus aux mamelouks, sus aux ottomans, sus à la dhimmitude… La nouvelle hégémonie du chiisme politique, arrogant et revanchard, remet en cause le «Liban-message-de-paix» selon la formule du pape St Jean-Paul II, lancée en 1997. Nombreux sont les chrétiens qui réagissent à l’affaire de l’évêque maronite de Terre Sainte, Mgr Moussa el-Hage, non comme citoyens d’un pays pris en otage par l’Iran – et qu’ils sont tenus de libérer de la mainmise étrangère – mais comme membres d’une confession religieuse à la mémoire blessée dont le discours demeure victimaire ce qui facilite leur sujétion au groupe dominant.

L’idée même du Liban, comme espace de convivialité, semble s’évaporer peu à peu sous les coups de butoir que charrient avec elles les crispations identitaires dont les brasiers se rallument. La pire des réactions serait, précisément, le repli sur l’enclos du groupe confessionnel ou ethnique qui n’est pas dans la nature du Liban. Aussi inacceptable soit-elle, l’interpellation humiliante de Mgr El-Hage n’est pas un écho des vexations de jadis à l’égard des «dhimmis» chrétiens dont le sort était parfois plus enviable que celui d’autres minorités infidèles, tels les Yezidis, ou celui des sectes musulmanes dites hétérodoxes à l’instar de toutes les branches du Chiisme septimain ou duodécimain.

Les vieux démons sont-ils réveillés? En tout cas ils s’agitent beaucoup et brouillent le regard du citoyen dont l’allégeance va d’abord à sa patrie et non à sa confession religieuse. Il est vrai, cependant, que la montée en puissance du Hezbollah, comme tête de pont de l’Iran des mollahs, est en train de modifier en profondeur l’imaginaire et le psychisme de l’homme chiite du Liban. Avant d’être islamiste au sens strict, cet homme nouveau, jadis marginalisé, étale son arrogante domination de manière ostentatoire face à toutes les autres composantes de la société libanaise. Dans la foulée de l’affaire Moussa el-Hage, tout chrétien, notamment maronite, se voit accusé d’être un traître, un agent israélien. Traditionnellement, les musulmans sunnites étaient invariablement accusés d’être des terroristes d’Al Qaeda ou de Daesh ou des Djihadistes salafistes, en turban ou en costume-cravate.

Le Chiisme politique, à la mode iranienne, ne voit l’homme qu’à travers son appartenance à une confession. Les sociétés humaines, du Levant ou d’ailleurs, sont ainsi divisées verticalement en deux camps séparés par un abîme insondable de haine et d’inimitié. Il y a d’abord le groupe supérieur des élus, la caste choisie par Dieu pour dominer le monde et l’expurger de tout ennemi, afin de préparer l’advenue de l’entité cosmique, l’Imam, qui viendra parachever la fin de l’histoire. Sous cette classe supérieure, il y a un ensemble de groupes sectaires alliés ou dominés, c’est-à-dire faussement protégés par l’arrogante hégémonie de l’Iran islamiste et de ses milices. Cheikh Ahmad Kabalan, au nom du Conseil supérieur chiite libanais, l’a clairement fait comprendre en disant que l’unique choix du chrétien c’est son inimitié totale à Israël et son affiliation à l’axe iranien et à sa milice. En d’autres termes l’injonction se traduit ainsi: «Soumettez-vous sans conditions.» Mais le présupposé d’un tel discours fait que tout chrétien est, ipso facto, un agent de l’ennemi. Le dignitaire chiite oublie apparemment que le Parti de Dieu et une large frange de la communauté chiite proclament leur allégeance à l’Iran des mollahs et non à l’État libanais. Les mollahs de Téhéran leur consacrent, non les fruits d’une collecte de charité, mais un budget faramineux qui parvient au Liban sans transiter par les circuits officiels de l’État. Ainsi le Liban serait dépourvu de citoyens patriotes car formé de groupes d’agents inféodés à des puissances hors-frontières ennemies les unes des autres.

Un tel discours, aussi toxique soit-il sur le plan sectaire, demeure éminemment politique et reflète une vision qui nie la finitude, la spécificité et la dignité de la personne humaine. Cette dernière se trouve confinée au fond de ses entrailles, un lieu hors du temps et de l’espace. C’est le lieu de la assabiyya, de l’identitaire tribal qui échappe à toute intelligibilité rationnelle. Il est la négation même du temps historique, celui du devenir; ce temps que notre liberté affirme, que les notions de démocratie et de justice illustrent et que nos cultures fécondent. Là, dans l’immensité des terres désolées de l’essence intemporelle de la tribu, l’homme ne peut que se livrer à la vaine contemplation de l’immobilité de son être en tout point semblable au néant.

Au milieu de ces ténèbres existentielles, l’ombre d’une «compréhension vis-à-vis d’un voisin est impossible». L’individu vit, avec les compagnons passés de sa propre tribu d’il y a mille ans, en communion aussi étroite et profonde qu’avec sa propre famille actuelle. Là, il ne se passe rien. Hier, aujourd’hui et demain ne forment qu’un instantané, lugubre et permanent, de l’essence invariable et permanente de la tribu ou de la secte.


Nul projet de cité ne peut émerger en ces lieux. L’espace public y est un abîme sans fond car sans territoire. Faire mémoire est déjà un oubli car le futur n’y existe pas et l’avenir ne peut être le lieu de tous les possibles. Le pays de l’identitarisme tribal demeurera un glacis cadavérique.

C’est dans un tel carcan sectaire que le Hezbollah souhaite enfermer les Libanais afin de mieux «les dévorer» comme le grand loup de Chaperon Rouge. Et c’est un tel piège qu’il faut éviter. Ne pas réagir de manière sectaire et victimaire est l’unique planche de salut. Le citoyen libanais ne peut se laisser réduire à une condition de traître, d’agent israélien ou de terroriste djihadiste. La réaction saine est politique parce que telle est la nature de la crise. Le patriarche maronite a prononcé le mot «occupation» par le biais d’une entité interposée. Dans un pays occupé, toutes les instances du pouvoir, toutes les institutions publiques sont au service de l’occupant étranger. Plutôt que de s’en prendre aux mamelouks et aux ottomans de jadis, il serait plus pertinent de renforcer l’unité indissoluble de ceux dont le Liban est la patrie définitive comme le proclame haut et fort la Constitution libanaise issue des Accords de Taëf.

Attention à se laisser tenter par la remise en cause de Taëf et la séduction d’une nouvelle Constituante. Si une telle hypothèse se présente, les Chrétiens doivent savoir que Taëf est le plafond de ce qu’ils peuvent obtenir. Pour modifier quoi que ce soit aux Accords de Taëf, il faut soit dix ans de stabilité pacifique, soit dix ans d’une nouvelle guerre civile.

C’est pourquoi il y a lieu d’appuyer la position nationale et non sectaire de l’église maronite. Il suffit de songer à la visite de l’ambassadeur d’Arabie auprès du Patriarche Raï. Ce geste inédit est un message qui se résume ainsi: «Pour les autorités de mon pays, gardiennes des lieux saints de l’Islam, les Libanais chrétiens ne sont pas des traîtres et des agents». Face à cela, on est frappé par le mutisme de l’État libanais ainsi que la mollesse des réactions de la part du parti maronite CPL face à l’arrogance inouïe.

Pas de croisade, pas de guerre civile inter-sectaire. Le mot d’ordre : la lutte pour la libération du Liban d’une occupation étrangère. Mais ceci ne peut se concevoir que dans l’unité de toutes les composantes non-inféodées à l’Iran autour de la Constitution, des Accords de Taëf qu’il faut bien appliquer un jour, de la dépolitisation de la justice et de la nette séparation des pouvoirs.

L’adversaire n’est plus l’ottoman ou le mamelouk mais l’occupant iranien actuel au nom d’intérêts géostratégiques qui sont étrangers à la tradition conviviale libanaise, à l’implication du Liban dans l’arabité moderne, au message du Liban qui s’est magnifiquement concrétisé en 2019 par la «Déclaration d’Abu Dhabi sur la fraternité humaine». C’est précisément ce que préconise le plus vieux texte chrétien qui remonte aux temps apostoliques du Ier siècle, la Didachè ou Enseignement des Apôtres: «Bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour vos ennemis, jeûnez pour ceux qui vous persécutent. […] Quant à vous, aimez ceux qui vous haïssent.»
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