Vers la définition d’un groupe : Séraphim, Doche, Barrage
Appartenant à une même génération, dans le Beyrouth des années 60-70, à une époque, avant la guerre civile, où cette ville était le laboratoire d’un grand nombre d’intellectuels et d’acteurs culturels venus y chercher expérimentations et liberté d’expression, Juliana Seraphim (1934-2005), Georges Doche (1940-2018) et Fadi Barrage (1940-1988) «ont fait appel au fantastique et au merveilleux (…) pour exprimer leurs aspirations plus vastes que celles du monde dans lequel ils vivaient (…), pour s'évader de la réalité d'un pays où il était difficile d’être un esprit libre», est-il dit dans la préface de l’exposition qui les réunit à la galerie Agial, avec une sélection de 25 œuvres provenant de la collection de Georges Doche lui-même et assemblées par sa fille, Lawra Doche Saadé.

C’est à la lumière de ce paradoxe, celui d’une ville ouverte à tous les possibles mais qui reste, dans ses fondements, traditionnelle et contraignante, qu’il serait intéressant de comprendre les travaux de ces artistes qui recherchent les territoires de l’imaginaire comme un moyen de transcender la réalité immédiate et de créer un espace plus propice à accueillir leur recherche intime.

Ici, peinture à l’huile, gouache, aquarelle, dessins, encres sur papier, collages et mixed media se côtoient sans hiérarchie, dans un esprit d’expérimentation qui est aussi celui de cette exposition elle-même expérimentale, destinée davantage à lancer des pistes de réflexion qu’à statuer sur un corpus à propos duquel, du reste, il a été dit fort peu de choses. Le titre, A Search for the Fantastic: the Doche, Seraphim and Barrage Group» se donne à lire, lui aussi, comme une invitation à réfléchir. Car à cette recherche du fantastique qui, d’après les organisateurs, serait la spécificité permettant d’envisager les trois artistes à travers le même prisme, répond une autre recherche, celle du spectateur qui questionne: les trois artistes constituaient-ils vraiment un groupe, notamment dans ce recours au fantastique?  Et la vraie question reste la suivante: Peut-on affirmer que la confluence générationnelle – attestée ici par les trois portraits des trois artistes, exécutés par Cici Sursock entre les années 1965 et 1975, que montre aussi cette exposition – engendra ce qu’on pourrait appeler une école? C’est la question que tente de poser cette exposition en mettant ensemble des œuvres qu’elle offre à la lecture, et c’est aussi une première réponse qu’elle propose: «Ce projet vise à créer une identité pour trois artistes libanais d'avant-garde et à les réunir sous une même école en mettant en évidence l'influence de l'imaginaire et du fantastique sur leur travail», est-il encore dit dans le texte de présentation.

Georges Doche, Untitled, Mixed media on cardboard, 75 x 52 cm

Né au Caire en 1940, Georges Doche s’installe à Beyrouth avec sa famille dans les années 1950. Il suit simultanément une formation en peinture à l’Académie Julian, à l’École des arts décoratifs et à l’École des beaux-arts de Paris. Parallèlement à sa carrière artistique, il dessine des costumes de scène et des décors, concevant même les décors des Ballets européens de Léonide Massine, de même qu’il conçoit des bijoux et dirige une galerie d’antiquités au Liban dans les années 1980. Cet univers se retrouve dans ses œuvres qui comportent une forte dimension décorative, ainsi qu’un goût pour le montage et la couleur.

De leur vivant, Georges Doche et Fadi Barrage étaient amis. Né à Beyrouth, la même année que Doche, Fadi Barrage étudie à l'Art Institute of Chicago. Son travail joue avec les limites entre le figuratif et l’abstrait, le réalisme, l'impressionnisme, l'expressionnisme, l’environnement immédiat et le fantasme, et se comprend à la lumière de cet évitement des catégories et des labels.


Fadi Barrage, Untitled, Oil on canvas, 33 x 41 cm

Juliana Seraphim est née en 1934 à Jaffa, où elle vit jusqu'à la Nakba en 1948, date à laquelle sa famille se réfugie dans un Beyrouth en plein essor culturel. Elle fait partie de la première génération d'artistes palestiniens dont les pratiques ont évolué en exil, sans toutefois aborder les questions relatives à la libération palestinienne, contrairement à ses collègues, réfugiés palestiniens comme elle, plus actifs politiquement à Beyrouth, tandis qu’elle crée de l'art dit «surréaliste» ou «fantastique». Elle commence à peindre en suivant les enseignements de Jean Khalifé, puis s'inscrit à l'Académie libanaise des beaux-arts et poursuit ses études à Florence et à Madrid. Le corps féminin (souvent sexualisé) et sa transformation en fleur est une figure qui réapparaît dans ses peintures et ses dessins à l'encre. Elle renvoie à un univers émotionnel qui lui est propre et dans lequel se met en place une identité du féminin.

C’est donc tout un univers mental, quelque chose entre onirisme et fantasmagorie, qui se décline sur les cimaises de la galerie: fantasmes, exotismes et utopies urbaines, architectures oniriques, paysages dans les paysages, images dans les images, visages qui contemplent et imagos sexuels, avec un goût pour la ligne, les entrelacs et les courbes, la composition géométrique mais aussi sa décomposition, celle des lignes, et des formes.

Cela peut-il aller jusqu’à la création d’une école? De même, peut-on identifier cette petite mouvance avec une forme de surréalisme qui a servi parfois à caractériser l’un ou l’autre et qui aurait été pratiqué durant ces années à Beyrouth? La réponse esthétique est certes plus complexe à fournir, il faudrait pour cela revenir aux fondamentaux de ce mouvement qui est né dans une société particulière et dans un temps historique particulier. De même que le recours au surréalisme ne paraît pas suffisamment englobant.

Ces travaux, où il est aussi question du corps et du corps dans le monde, un monde qui se déréalise tandis que l’élément corporel acquiert consistance et structure, sont aussi à comprendre dans le contexte d’une société, certes en pleine effervescence, où les sujets relatifs au féminisme, la sexualité, l’exploration artistique étaient à l’ordre du jour, mais qui reste, dans ses fondements, tributaire des structures de pouvoir. Davantage qu’un désir de transcender la réalité, ce corpus démontre également une volonté de transcender les tabous. Il témoigne d’un désir de libération à la fois esthétique et sexuelle qui tend – peut-être – vers le rêve d’une société meilleure. Dans cet ensemble qui semble, a priori, désancré de la réalité politique, il est finalement bien plus question de politique que cela ne le laissait pressentir.

Juliana Séraphim (Palestine, 1934-2005)
Études pour une illustration- Watercolor and ink on paper 27x22.5 cm c.1975
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