Rêver… (5)- Les surréalistes et le rêve
©René Magriite- La clé des champs
Contrairement à d’autres pays européens, la résistance aux idées psychanalytiques s’est avérée très grande, au début du 20e siècle, en France. Ce n’est qu’après la fin de la Première Guerre mondiale, grâce notamment aux mouvements artistiques, que son saisissant intérêt pour la connaissance du psychisme humain fut reconnu.

Le mouvement surréaliste mené par André Breton y a joué un rôle important. Il a su voir, dans les développements freudiens, un élan révolutionnaire orienté vers la libération d’un sujet des normes rigides de l’époque, lui imposant la soumission à une théorie explicative scientisante du fonctionnement psychologique humain. L’objectif du surréalisme rencontre celui de la psychanalyse qui est d’aller au-delà des apparences et du semblant, de sonder l’énigme du savoir humain retenu dans un lieu qui échappe aux catégories logiques, dans lequel les pulsions et les fantasmes se donnent libre cours, un lieu de désirs secrets, inavouables, d’énergie libre circulant sans aucune contrainte, néanmoins matrices de toute créativité. La découverte de l’inconscient freudien et notamment de l’importance du rêve dans la vie psychique sera à la source même de l’introduction de la notion de surréel. A. Breton l’énonce dans le credo suivant: «Je crois à la résolution future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité, si l’on peut ainsi dire.» Cette surréalité existe en chaque sujet et recèle des trésors de surprises et de hardiesse. C’est le point de départ «de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement».

En dépit de multiples malentendus, la révolution surréaliste s’associe ainsi à celle déclenchée par la psychanalyse dont «la force de développement a été, à l’origine, sa capacité de contrer le bon sens conventionnel et de saper les certitudes, de décaper les conventions et les habitudes établies, les rationalisations, les dogmes et les croyances qui restreignent la curiosité et la capacité de penser les nouvelles expériences, tout en gardant toujours vivante une capacité aiguë de questionnement». (Prado de Oliveira).

Pour autant et en dépit des positions ambivalentes qui ont caractérisé leurs rapports, surréalisme et psychanalyse ne renoncent ni à la logique ni à la réalité. Mais c’est une autre logique, une autre réalité qu’ils invitent à découvrir et qui s’exprime différemment des clichés et des normes de compréhension dominants.

Il s’agit, en définitive, de contribuer à s’interroger sur le désir d’un sujet. Celui-ci est-il uniquement défini en tant que consommateur effréné d’objets à usage programmé? Se réduit-il à un organisme biologique déterminé par ses sécrétions physico-chimiques ou par une étroite hérédité génétique? Un être hypnotisé par des figures du monde technique, politique ou socioculturel? Ou bien peut-on accepter que ce sujet ne puisse pas se fier uniquement à sa perception conscience, ne puisse pas croire en la toute-puissance de la volonté, ne puisse admettre que le monde apparent, extérieur, ne suffit pas à satisfaire ses attentes et son désir et qu’il existe une réalité psychique autre, indicible, inconnue, à la source de laquelle il puise, à son insu, imagination, inspiration, fécondité, originalité? Il découvrira alors qu’il existe entre le sujet «normal» et le «fou» une familière et inquiétante étrangeté.

C’est ainsi que les productions des surréalistes nous invitent à partager avec eux leurs rêves projetés sur leurs toiles, leurs sculptures ou leurs écrits. Je vous propose de nous placer devant le tableau de René Magritte qui illustre cet article et qui est intitulé La clé des champs. Une jeune poétesse s’est proposée comme volontaire pour nous livrer ses associations:


«J’y vois une fenêtre aux vitres éclatées, dont les morceaux tombent à l’intérieur, des morceaux qui portent l’empreinte du paysage extérieur. On peut imaginer que lorsque la vitre était intacte, elle apparaissait comme un tableau dessiné par ce paysage, mais un paysage emmuré dans un cadre géométrique étriqué. Le personnage qui contemple ce tableau ne supporte pas cette limitation imposée à sa perception, le paysage non plus. À l’étroit dans cette maison interne, ils rêvent tous deux d’échapper à la contrainte imposée, ils voudraient briser les limites qui les enferment. Et voilà que par le pouvoir combiné de leur esprit, ils brisent la barrière qui circonscrit leur univers. La vitre éclate, se libérant de l’uniformité infligée, libérant le personnage et le paysage simultanément. S’échappant ensemble, main dans la main, ils sèment des morceaux épars de mémoire pour s’envoler vers l’espace libre et infini d’un monde qui apparaît familier mais qui n’est, en réalité, qu’ambiguïté, mystère et étrangeté. Je ne peux m’empêcher de penser à mon intense sentiment de libération lorsque j’ai pu échapper, à la fin de mes études, à l’atmosphère étouffante, répressive et saturée de préjugés de mon milieu familial, condamnée à porter le carcan d’une pensée conformiste, particulièrement en ce qui concerne la sexualité».

Une autre toile de Magritte intitulée L’empire des Lumières présente le paradoxe suivant: la lumière semble provenir uniquement de l’intérieur d’une maison, symbole de notre monde psychique interne, alors que l’univers extérieur est plongé dans le noir de l’ignorance et de la peur. C’est grâce à cette lumière interne que le monde extérieur peut s’éclairer. Pourquoi les enfants (et des adultes) ont-ils peur la nuit? N’est-ce pas parce qu’ils ont l’intuition que les ténèbres renferment ce qu’il y a de plus répréhensible, du plus indomptable dans leur psychisme?

On pourrait certainement aussi rêver devant les toiles de Salvador Dali, dont la rencontre avec Freud lui inspira sa «méthode paranoïaque critique», dans le but de rendre visible et lisible le discours délirant. Le peintre aurait même eu une influence sur la recherche de Lacan – qu’il a aussi rencontré – sur le langage tenu par les sujets psychotiques, langage symbolique de leur réalité interne.

La fécondation réciproque entre la psychanalyse et le surréalisme ne s’est naturellement pas limitée à la peinture, mais a proliféré dans l’ensemble du patrimoine mondial artistique et culturel.

Le psychisme humain se caractérise par sa complexité structurale. Il ne saurait se réduire ou être réduit à un rapport linéaire entre une cause et ses effets, à une explication réductrice de type scientiste. Sous la surface apparente d’un corps, d’une pensée, d’un langage ou d’un dessin se dissimule un univers intemporel, bouillonnant de forces antagonistes qui entrent continuellement en conflit dès la naissance et se poursuivent tout au long de l’existence. Les surréalistes l’ont bien compris et ont créé des méthodes et des techniques pour que, dans leurs œuvres, des bribes de cet univers soient rendues figurables. Et c’est cette extraordinaire complexité qui est à l’origine de la fascination que l’on éprouve pour toute existence ou œuvre humaine.

«Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience». R. Char
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