La résistance culturelle de Khaled Mouzanar
«Il faut être toujours ivre. Tout est là: c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous.» Charles Baudelaire, 1869.



Khaled Mouzanar croit en un Liban de résistance culturelle. À l’heure où tout part en fumée – nos silos aussi –, que tant de rêves des Libanais s’écroulent, inspiré du poème de Baudelaire, il initie la première édition du festival «De vin et de musique» au cœur de la citadelle de Smar Jbeil, surplombant la côte nord du Liban et célébrant la valeur patrimoniale des vestiges, tout en promouvant la région de Batroun sur le plan historique, culturel et économique. Ainsi, le 30 et le 31 juillet, sous sa direction artistique, des airs de musique ont mis en notes la persévérance d’un peuple qui garde coûte que coûte la joie de vivre, alors que les vins locaux d’Ixsir, d’Atibaia et du Clos du Phoenix et les hors-d’œuvre, produits de la région, ont parsemé l’ambiance terrestre de bonne humeur, au rythme des applaudissements d’un public battant. Les notes enchantées du bandonéoniste international Mario Stefano Pietrodarchi et son quintet à cordes, avec Khaled Mouzanar au piano, ont atteint les cieux.

La citadelle de Smar Jbeil: un joyau historique au cœur de Batroun

Dans un des sites les plus antiques du Liban, la citadelle historique phénicienne de Smar Jbeil résiste à l’érosion du temps et se tient entre ciel et terre, resplendissante, parée du vent des montagnes et grisée des vins de la région, dans une ode aux vestiges culturels de la région de Batroun. Un site rebelle, au goût du sacré, aux mille couleurs d’un coucher de soleil, blanc, rouge, ou rosé, aux mille odeurs de chênes millénaires, qui offre une oasis de paix et de poésie, «de vin et de musique», un mariage d’instruments à vent, de timbres accordés et de rythmes enivrants, un mariage qui jumèle notes et cultures, au sein d’un Liban tenace et artistique, le temps de respirer un souffle de vie.

Khaled Mouzanar: la musique comme dimension autre

Influencé par différents styles, notamment la musique sud-américaine et mexicaine puisque sa mère est mexicaine, Khaled Mouzanar grandit dans une ambiance musicale et relie dans ses notes l’Orient à l’Occident. Il compose musique et chansons de styles différents: soul, rock, jazz, électronique, oriental… Il fait partie de ces compositeurs qui observent le monde et qui y trouvent leur inspiration. Que ce soit dans les rêves brisés d’un musicien de métro ou dans les cris étouffés de Beyrouth ensanglantée et meurtrie, il est de ceux qui puisent dans l’énergie des pays, du Liban aussi et surtout. En immersion dans le bruit quotidien des lieux et de leur musicalité, il en tire les instruments adéquats, les rythmes, les notes de ses compositions.

Le compositeur libanais à renommée internationale rallie souvent le son à l’image de films et donne ainsi une nouvelle dimension à l’œuvre. Sa musique devient partie intrinsèque du langage cinématographique et transpose le spectateur dans une dimension transcendantale ou, au contraire, l’ancre en plein dans le cru de la réalité poignante ou encore la libère dans des envolées joyeuses. Pour lui, composer une mélodie signifie aussi raconter une histoire ou jumeler des idées. Ainsi, Khaled Mouzanar s’exprime, compose, écrit, en vue de recréer le monde, dans un esprit d’élévation, au-delà d’une réalité morne. Dans son envie de montrer un Liban riche de sa culture, il prend action et crée le festival «De vin et de musique». Sous sa direction artistique et avec sa participation, il atteste que l’on existe encore, dans un hymne à la joie, au cinéma, à Batroun, à Beyrouth, aux grands compositeurs…

«Cine e tango»: un concert transcendantal

Emportée par le charme des pierres encore debout et des vestiges uniques de la citadelle, les cinq sens en alerte, après avoir partagé pain et vin, l’audience s’est régalée du programme «Cine e tango» comprenant des œuvres musicales d’Ennio Morricone, Nino Rota, Astro Piazzolla ainsi que de Khaled Mouzanar. «Harmonie paradisiaque» décrirait le mieux ce temps suspendu, telle une note blanche dans un espace dérobé et riche d’Histoire, où des instruments à vent racontent leurs histoires, nous ramènent des cultures d’outre-mer, baignant dans la brise légère de nos montagnes et dans le vent bien de chez nous.

Le bandonéon de Mario Stefano Pietrodarchi, destiné dans un premier temps à jouer du folklore d’Europe centrale, devenu par la suite le symbole de la culture musicale de l’Argentine et l’instrument emblématique du tango, nous emporte par la particularité de son timbre de jeu de deux voix accordées à une octave de différence, dans un arrangement esthétique où les oreilles se délectent des échos de ces airs tant écoutés…

La contrebasse de James Trowbridge rythme l’ensemble musical et accentue la symphonie de l’assortiment dans une cohérence divine.


Les deux violons de Miles Ames et Alessia Avagliano vont de pair, se questionnent, se répondent et saupoudrent l’air empreint de mélancolie captivante. Ils sont rejoints par le violoncelle de Gloria Kim, avec une octave en dessous, déployant la plénitude des cordes frottées par un archet, emplissant l’air de fréquences au son apparenté à la voix humaine, comme s’ils racontaient en musique tous les non-dits…

La Viola de Martina Iaco ajoute au quintet une sonorité claire aux résonances harmonieuses.

Quant au piano de Khaled Mouzanar, qui vient couronner la soirée, il trouve naturellement sa place dans cet accordage de tonalités. Il emplit les airs, nuance toutes les intensités, adoucit le «grave» et redéfinit l’espace.

Sur les chemins de la mémoire cinématographique

The Mission (1986) d’Ennio Morricone emplit les airs et transpose toute une audience là où tout se rejoint et fusionne. Une balade dans le passé qui redéfinit un autre espace, une nouvelle raison de vivre. The Mission met la barre très haut.  Avec C’era una volta il west (1968), la musique du film, leitmotiv pour chaque caractère, jouée en arrière-scène avec les acteurs sur le plateau, remet l’audience dans la peau des acteurs du film, et les images défilent… Nuovo Cinema Paradiso (1988) rend hommage à ce petit rêve d’enfant et à un des moments les plus forts et les plus poétiques du cinéma.

Nino Rota, compositeur italien, pianiste et conducteur, a composé plus de 150 morceaux pour des productions italiennes et internationales. La soirée met l’accent sur les musiques composées pour Fellini. On dit que la relation entre Rota et Fellini était si solide que la femme de Fellini a demandé au trompettiste Mauro Maur de jouer Improvviso dell'Angelo lors des funérailles de Fellini. Un périple d’images déferle et crée une bulle cinématographique: La Dolce Vita (1960, Palme d’Or au Festival de Cannes) qui a propulsé Rota au premier rang des compositeurs de musique de film; 8 ½ (1963) où la musique rend le film cohésif; et Amarcord (1973) où l’audience attend que la dernière note retombe afin d’applaudir à l’unisson.

Pour clôturer l'ensemble, la musique d’Astor Piazzolla, compositeur de tango argentin et joueur de bandonéon replonge l’audience dans cette ambiance qui a révolutionné le tango traditionnel dans un nouveau style incorporant des éléments de musique jazz et classique. Dans ses harmonies et ses dissonances, ses contrepoints et ses compositions étendues, un nouveau style individuel et contemporain est né. De par ses airs mélancoliques et nostalgiques, il serait devenu le symbole de la diaspora argentine. Piazzolla aurait composé plus de 3000 morceaux et enregistré seulement 500. La soirée lui rend hommage avec Adios Nonino (1959) qu’il a composée comme un dernier adieu à son père, ainsi que d’autres morceaux comme Sur (1988), Soledad, Libertango (1977) ponctuée par une influence jazz mais dans une continuité plus accentuée, et Le Grand Tango (1982) dont «on dit que c’est l’université du tango», tout comme le souligne Mario Stefano Pietrodarchi.

Une fin prometteuse pour le Liban

Khaled Mouzanar est alors introduit par Mario Stefano Pietrodarchi avec ces termes: «Comme on arrive à la fin de ce concert, j’aimerais présenter un musicien que j’ai eu la chance de connaître. On a beaucoup joué la musique qu’il a composée, avec un des ensembles baroques les plus importants, Cappella Gabetta, les Quatre saisons de Piazzolla et Vivaldi, mais à la fin le choix s’est porté pour jouer une musique en particulier… qui est pour moi la meilleure combinaison musicale que Khaled Mouzanar a composée. C’est une star, un très bon ami, un musicien merveilleux et une personne extraordinaire.»

Les musiciens ont alors enchaîné, avec Khaled Mouzanar au piano, Lettre d’un père disparu et puis Nocturne refusée proposée pour le film Capharnaüm qui n’a effectivement pas été validée par la réalisatrice Nadine Labaki, son épouse. «J’ai fini par comprendre qu’elle avait besoin d’une musique plus apocalyptique pour son film, mais cela m’a ainsi permis de jouer ce morceau avec mon grand ami et grand ami du Liban, Mario Stefano Pietrodarchi», explique Khaled Mouzanar. «Je crois fermement que les ennemis du Liban n’aiment ni le vin ni la musique. Et nous continuerons à faire du vin et à écouter de la musique», affirme le compositeur en guise de conclusion.

Un voyage au bout du rêve, celui d’un Liban brisant toutes frontières, accueillant les grands musiciens et répandant la culture musicale a emporté le public très loin, dans une sublimation de l’instant présent et une élévation au-delà d’un quotidien souvent insoutenable. Dans un moment magique, mais tellement vrai, on ne peut que fermer les yeux…

«La musique creuse le ciel», comme le dit très bien Baudelaire.
Commentaires
  • Aucun commentaire