L’explosion du 4 août 2020 a marqué la chair et l’âme de nombreux Beyrouthins. Deux ans plus tard, nombreux sont ceux qui souffrent encore de séquelles psychologiques. Trente à 40% d’entre eux seraient atteints d’un trouble de stress post-traumatique (TSPT ou PTSD en anglais).
Son regard est vif et ses mots tranchants. Assis sur un banc dans une ruelle ombragée d’Achrafieh, Mazen, 22 ans, évoque avec douleur l’événement qui a bouleversé sa vie. C’était le 4 août 2020. En fin d’après-midi, alors qu’il se rendait à Mar Mikhaël pour faire un achat, il décide de rebrousser chemin. La déflagration le surprendra chez lui. «Ma chambre a été balayée sous mes yeux, raconte-t-il, ému. Les jours qui ont suivi j’étais incapable de gérer toutes les émotions qui s’emparaient de moi: la culpabilité du survivant, la peur, la colère, la rage, la tristesse.»
S’il marque des pauses, il ne cherche pas ses mots. Ceux-ci s’enchaînent sans encombre, formant un narratif poétiquement triste dont il noircit habituellement les pages d’un de ses nombreux carnets. Son débit de parole trahit l’urgence d’en parler.
Artiste dans l’âme, ce publicitaire de formation a toujours fait de l’écriture son exutoire. Il lui aura fallu plusieurs jours après la catastrophe pour reprendre sa plume. Si les événements du 4 août n’ont pas marqué sa chair, ils ont meurtri son âme. Il se sent souvent «mort à l’intérieur».
«Je me souviens de la première tempête après l’explosion du 4 août, raconte-t-il. Nous étions en hiver. Ce jour-là je travaillais (comme serveur, NDLR) dans un café à Achrafieh. Je servais de la nourriture à l’extérieur, lorsque le tonnerre a éclaté. Je me suis effondré au sol. J’ai commencé à trembler et à crier non, non, non! C’était comme si le bruit de la tempête venait d’atteindre mon corps. Mes collègues ont dû me mettre des écouteurs sur les oreilles avec de la musique pour que je n’entende plus le grondement de l’orage.»
Ces symptômes ne sont pas anodins, et nombreux sont les moments du quotidien susceptibles de le replonger dans le douloureux scénario du 4 août: une porte qui claque, un coup de tonnerre, un jet israélien, une bourrasque qui fait trembler les vitres. Et il est loin d’être le seul.
Un trouble nécessitant un diagnostic
«Les études ont démontré que 30 à 40% des gens qui ont vécu l’explosion sont atteints d’un trouble de stress post-traumatique (TSPT). C’est énorme», constate Sami Richa, directeur du service psychiatrique de l’Hôtel-Dieu. Si l’utilisation du terme anglophone PTSD s’est démocratisée, il s’agit avant tout d’un trouble psychiatrique nécessitant un diagnostic. Il peut survenir chez les personnes ayant vécu ou été témoins d’un événement traumatisant, tel qu’une catastrophe naturelle, un viol, un acte terroriste, une guerre… une explosion.
Ramy, est chargé de communication d’un restaurant à Mar Mikhaël. Le 4 août 2020 vers 18h, alerté par la fumée émanant du port, il sort sur la terrasse de son bureau situé juste en face. La déflagration le projettera violemment en arrière. S’il a perdu une grande partie de son ouïe, ses séquelles sont également psychologiques. «La première chose que j’ai faite, c’est appeler mon thérapeute, raconte-t-il. Je vais mieux maintenant, mais je souffre toujours de panique à certains moments. Parfois quand je suis à la maison, je commence à penser à l’explosion et je vois les murs et les fenêtres se briser. Je sais que tout est dans ma tête, que c’est lié au PTSD, mais tout semble si réel.»
Les symptômes peuvent aussi inclure des cauchemars, des flash-backs, une hyper-vigilance ou encore des troubles de la concentration. «Dans des états beaucoup plus évolués qu’on appelle des états de stress post-traumatique complexe, des hallucinations auditives peuvent également survenir, note Sami Richa. Mais pour poser un diagnostic, il faut un certain nombre de critères, tout en ayant en tête que ces symptômes peuvent exister dans d’autres troubles comme la dépression. Il faut donc éliminer ces possibilités avant d’évoquer le TSPT.»
Des personnes peuvent néanmoins présenter l’un ou l’autre de ces symptômes sans pour autant être atteintes du trouble. On dit alors qu’elles présentent des symptômes de stress post-traumatique. «Ces cas-là représentent 70 à 80% des gens ayant vécu l’explosion du 4 août, explique Sami Richa. Les symptômes peuvent disparaître seuls, alors que le TSPT nécessite un traitement spécifique.»
Ramy observe les silos éventrés du port de Beyrouth, depuis la terrasse de son bureau où il a été blessé lors de l’explosion du 4 août 2020. © Victoria C. Werling/Ici Beyrouth
Pas égaux vis-à-vis du traumatisme
Le développement d’un TSPT est le fruit d’une combinaison de facteurs à la fois biologiques et environnementaux. «À la base il s’agit d’un dérèglement du cerveau, explique le Pr Richa. Ayant des prédispositions aux troubles d’ordre hormonal au niveau du cerveau ainsi que d’autres facteurs ayant trait à leur personnalité, les femmes y sont davantage sujettes. De même, l’enfant qui n’a pas encore toutes les capacités pour faire face à une expérience traumatique présente plus de risques de développer un TSPT. Au nombre des facteurs également, le fait d’avoir certains troubles de la personnalité et la capacité de résistance au stress. Nous ne sommes pas égaux vis-à-vis d’un traumatisme, aussi fort soit-il.»
Le Pr Richa explique que la nature du traumatisme joue également un rôle dans le développement d’un TSPT. «Plus il est fort, rapide, intense et inopiné, plus le risque d’avoir un TSPT est grand», note le psychiatre, rappelant également que les Libanais ont vécu plusieurs traumatismes au cours de la même période. «Beaucoup de TSPT sont nés d’infections de type Covid-19. De même, la crise politique et économique a été très traumatisante pour un certain nombre de personnes», constate-t-il.
Des militants et des proches de victimes de l’explosion au port de Beyrouth manifestant, le 29 septembre 2021, devant le palais de Justice de la capitale libanaise, pour protester contre la suspension de l’enquête. ©Anwar Amro/AFP
Des traitements prometteurs
Dans l’ensemble, deux types de patients franchissent les portes des cabinets des psychiatres et des psychothérapeutes depuis l’explosion du 4 août 2020: les nouveaux et ceux qui se faisaient traiter auparavant, dont l’état s’était stabilisé et que l’explosion de Beyrouth a fait rechuter.
Ceux-ci peuvent se voir proposer différents types de traitement. «Le plus efficace est l’EMDR (Eye Movement Desentitization and Reprocessing)», souligne Sami Richa. Il s’agit d’une thérapie qui encourage le patient à se concentrer sur le souvenir du traumatisme tout en effectuant simultanément des mouvements oculaires, le plus souvent bilatéraux. «On ouvre ainsi des voies neuronales qui permettent à la fin d’une ou de plusieurs séances de dépasser l’événement en question», précise-t-il. C’est une façon de reprogrammer le cerveau.
D’autres thérapies, plus classiques, sont également utilisées, «comme les thérapies cognitives et comportementales, au cours desquelles on rappelle le trauma pour désensibiliser la personne», souligne le Pr Sami Richa. Dans quelques cas très limités, un psychiatre peut également prescrire des médicaments permettant de lutter contre certains symptômes très gênants comme les cauchemars, les troubles du sommeil ou de la concentration. «Plus rarement, lorsque le syndrome est vraiment sévère, on peut associer ces trois traitements», précise le Pr Richa, mettant en garde contre les effets à long terme d’un TSPT non traité. «Au niveau psychiatrique, cela engendre beaucoup de comorbidité, c’est-à-dire que des syndromes comme la dépression, les attaques de panique ou l’abus de substances peuvent s’y ajouter», précise-t-il.
Cinquante psychiatres
Du fait de la crise économique, les secteurs psychiatrique et psychologique sont en pleine hémorragie de personnel. «Il y a eu des départs massifs, note le Pr Richa. Les psychiatres étaient une centaine au début de la crise contre cinquante aujourd’hui dans tout le Liban. Cela raréfie beaucoup les soins.» Il salue néanmoins le travail des nombreuses ONG qui, depuis le 4 août, permettent aux gens qui en ont besoin de consulter gratuitement un spécialiste. Mais l’attente est souvent longue pour obtenir un rendez-vous. «Le nombre de personnes ayant besoin d’aller en thérapie en ce moment est tout simplement énorme. Dans les ONG, la liste d’attente est souvent sans fin», déplore Mazen.
L’absence de traitement peut également être attribuée à un manque de sensibilisation au TSPT. «Il ne faut pas se dire que c’est normal puisque nous sommes déjà passés par là, conseille le Pr Richa. En réalité, ce n’est pas normal. Nous pouvons traiter ces personnes et les aider à s’en sortir.»
« N’abandonnez-pas Beyrouth. » Les murs de la capitale libanaise arborent tous types de messages, le plus souvent politiques ou porteurs d’espoir. ©Victoria C. Werling/Ici Beyrouth
Son regard est vif et ses mots tranchants. Assis sur un banc dans une ruelle ombragée d’Achrafieh, Mazen, 22 ans, évoque avec douleur l’événement qui a bouleversé sa vie. C’était le 4 août 2020. En fin d’après-midi, alors qu’il se rendait à Mar Mikhaël pour faire un achat, il décide de rebrousser chemin. La déflagration le surprendra chez lui. «Ma chambre a été balayée sous mes yeux, raconte-t-il, ému. Les jours qui ont suivi j’étais incapable de gérer toutes les émotions qui s’emparaient de moi: la culpabilité du survivant, la peur, la colère, la rage, la tristesse.»
S’il marque des pauses, il ne cherche pas ses mots. Ceux-ci s’enchaînent sans encombre, formant un narratif poétiquement triste dont il noircit habituellement les pages d’un de ses nombreux carnets. Son débit de parole trahit l’urgence d’en parler.
Artiste dans l’âme, ce publicitaire de formation a toujours fait de l’écriture son exutoire. Il lui aura fallu plusieurs jours après la catastrophe pour reprendre sa plume. Si les événements du 4 août n’ont pas marqué sa chair, ils ont meurtri son âme. Il se sent souvent «mort à l’intérieur».
«Je me souviens de la première tempête après l’explosion du 4 août, raconte-t-il. Nous étions en hiver. Ce jour-là je travaillais (comme serveur, NDLR) dans un café à Achrafieh. Je servais de la nourriture à l’extérieur, lorsque le tonnerre a éclaté. Je me suis effondré au sol. J’ai commencé à trembler et à crier non, non, non! C’était comme si le bruit de la tempête venait d’atteindre mon corps. Mes collègues ont dû me mettre des écouteurs sur les oreilles avec de la musique pour que je n’entende plus le grondement de l’orage.»
Ces symptômes ne sont pas anodins, et nombreux sont les moments du quotidien susceptibles de le replonger dans le douloureux scénario du 4 août: une porte qui claque, un coup de tonnerre, un jet israélien, une bourrasque qui fait trembler les vitres. Et il est loin d’être le seul.
Un trouble nécessitant un diagnostic
«Les études ont démontré que 30 à 40% des gens qui ont vécu l’explosion sont atteints d’un trouble de stress post-traumatique (TSPT). C’est énorme», constate Sami Richa, directeur du service psychiatrique de l’Hôtel-Dieu. Si l’utilisation du terme anglophone PTSD s’est démocratisée, il s’agit avant tout d’un trouble psychiatrique nécessitant un diagnostic. Il peut survenir chez les personnes ayant vécu ou été témoins d’un événement traumatisant, tel qu’une catastrophe naturelle, un viol, un acte terroriste, une guerre… une explosion.
Ramy, est chargé de communication d’un restaurant à Mar Mikhaël. Le 4 août 2020 vers 18h, alerté par la fumée émanant du port, il sort sur la terrasse de son bureau situé juste en face. La déflagration le projettera violemment en arrière. S’il a perdu une grande partie de son ouïe, ses séquelles sont également psychologiques. «La première chose que j’ai faite, c’est appeler mon thérapeute, raconte-t-il. Je vais mieux maintenant, mais je souffre toujours de panique à certains moments. Parfois quand je suis à la maison, je commence à penser à l’explosion et je vois les murs et les fenêtres se briser. Je sais que tout est dans ma tête, que c’est lié au PTSD, mais tout semble si réel.»
Les symptômes peuvent aussi inclure des cauchemars, des flash-backs, une hyper-vigilance ou encore des troubles de la concentration. «Dans des états beaucoup plus évolués qu’on appelle des états de stress post-traumatique complexe, des hallucinations auditives peuvent également survenir, note Sami Richa. Mais pour poser un diagnostic, il faut un certain nombre de critères, tout en ayant en tête que ces symptômes peuvent exister dans d’autres troubles comme la dépression. Il faut donc éliminer ces possibilités avant d’évoquer le TSPT.»
Des personnes peuvent néanmoins présenter l’un ou l’autre de ces symptômes sans pour autant être atteintes du trouble. On dit alors qu’elles présentent des symptômes de stress post-traumatique. «Ces cas-là représentent 70 à 80% des gens ayant vécu l’explosion du 4 août, explique Sami Richa. Les symptômes peuvent disparaître seuls, alors que le TSPT nécessite un traitement spécifique.»
Ramy observe les silos éventrés du port de Beyrouth, depuis la terrasse de son bureau où il a été blessé lors de l’explosion du 4 août 2020. © Victoria C. Werling/Ici Beyrouth
Pas égaux vis-à-vis du traumatisme
Le développement d’un TSPT est le fruit d’une combinaison de facteurs à la fois biologiques et environnementaux. «À la base il s’agit d’un dérèglement du cerveau, explique le Pr Richa. Ayant des prédispositions aux troubles d’ordre hormonal au niveau du cerveau ainsi que d’autres facteurs ayant trait à leur personnalité, les femmes y sont davantage sujettes. De même, l’enfant qui n’a pas encore toutes les capacités pour faire face à une expérience traumatique présente plus de risques de développer un TSPT. Au nombre des facteurs également, le fait d’avoir certains troubles de la personnalité et la capacité de résistance au stress. Nous ne sommes pas égaux vis-à-vis d’un traumatisme, aussi fort soit-il.»
Le Pr Richa explique que la nature du traumatisme joue également un rôle dans le développement d’un TSPT. «Plus il est fort, rapide, intense et inopiné, plus le risque d’avoir un TSPT est grand», note le psychiatre, rappelant également que les Libanais ont vécu plusieurs traumatismes au cours de la même période. «Beaucoup de TSPT sont nés d’infections de type Covid-19. De même, la crise politique et économique a été très traumatisante pour un certain nombre de personnes», constate-t-il.
Des militants et des proches de victimes de l’explosion au port de Beyrouth manifestant, le 29 septembre 2021, devant le palais de Justice de la capitale libanaise, pour protester contre la suspension de l’enquête. ©Anwar Amro/AFP
Des traitements prometteurs
Dans l’ensemble, deux types de patients franchissent les portes des cabinets des psychiatres et des psychothérapeutes depuis l’explosion du 4 août 2020: les nouveaux et ceux qui se faisaient traiter auparavant, dont l’état s’était stabilisé et que l’explosion de Beyrouth a fait rechuter.
Ceux-ci peuvent se voir proposer différents types de traitement. «Le plus efficace est l’EMDR (Eye Movement Desentitization and Reprocessing)», souligne Sami Richa. Il s’agit d’une thérapie qui encourage le patient à se concentrer sur le souvenir du traumatisme tout en effectuant simultanément des mouvements oculaires, le plus souvent bilatéraux. «On ouvre ainsi des voies neuronales qui permettent à la fin d’une ou de plusieurs séances de dépasser l’événement en question», précise-t-il. C’est une façon de reprogrammer le cerveau.
D’autres thérapies, plus classiques, sont également utilisées, «comme les thérapies cognitives et comportementales, au cours desquelles on rappelle le trauma pour désensibiliser la personne», souligne le Pr Sami Richa. Dans quelques cas très limités, un psychiatre peut également prescrire des médicaments permettant de lutter contre certains symptômes très gênants comme les cauchemars, les troubles du sommeil ou de la concentration. «Plus rarement, lorsque le syndrome est vraiment sévère, on peut associer ces trois traitements», précise le Pr Richa, mettant en garde contre les effets à long terme d’un TSPT non traité. «Au niveau psychiatrique, cela engendre beaucoup de comorbidité, c’est-à-dire que des syndromes comme la dépression, les attaques de panique ou l’abus de substances peuvent s’y ajouter», précise-t-il.
Cinquante psychiatres
Du fait de la crise économique, les secteurs psychiatrique et psychologique sont en pleine hémorragie de personnel. «Il y a eu des départs massifs, note le Pr Richa. Les psychiatres étaient une centaine au début de la crise contre cinquante aujourd’hui dans tout le Liban. Cela raréfie beaucoup les soins.» Il salue néanmoins le travail des nombreuses ONG qui, depuis le 4 août, permettent aux gens qui en ont besoin de consulter gratuitement un spécialiste. Mais l’attente est souvent longue pour obtenir un rendez-vous. «Le nombre de personnes ayant besoin d’aller en thérapie en ce moment est tout simplement énorme. Dans les ONG, la liste d’attente est souvent sans fin», déplore Mazen.
L’absence de traitement peut également être attribuée à un manque de sensibilisation au TSPT. «Il ne faut pas se dire que c’est normal puisque nous sommes déjà passés par là, conseille le Pr Richa. En réalité, ce n’est pas normal. Nous pouvons traiter ces personnes et les aider à s’en sortir.»
« N’abandonnez-pas Beyrouth. » Les murs de la capitale libanaise arborent tous types de messages, le plus souvent politiques ou porteurs d’espoir. ©Victoria C. Werling/Ici Beyrouth
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