Indemnisations du 4 août, entre avancées et statu quo
Deux ans après la double explosion du 4 août 2020 qui a ravagé une partie de la ville, les pourparlers entre assureurs et réassureurs se poursuivent sur fond de crise financière et d’une enquête au point mort. Des négociations aux allures de bras de fer qui aboutiront toutefois à l’assouplissement de la position de certains réassureurs, ouvrant enfin la voie aux versements d’une partie des indemnisations.

C’est l’une des explosions non nucléaires les plus fortes jamais enregistrées, disent les experts. Outre le triste bilan humain (224 morts et plus 7.500 blessés), la puissance du souffle provoqua, sur des kilomètres à la ronde, des dégâts matériels massifs, certains quartiers de la capitale ressemblant à des paysages lunaires. Mais dans un pays où assurer ses biens ne fait pas forcément partie des préoccupations premières, peu de particuliers étaient couverts. «Les dégâts matériels occasionnés par l’explosion se chiffrent à près de 5 milliards de dollars, explique Élie Nasnas, président de l’Association des compagnies d’assurances du Liban (ACAL). Les biens assurés s’estiment à environ 1 milliard de dollars, ce qui représente 15 à 20% de la totalité des dommages.» Ce pourcentage englobe essentiellement les hôtels, les commerces importants et les grands immeubles sur le front de mer. «Jusqu’à présent, 40 à 50% des sinistres en nombre ont déjà été réglés, poursuit-il. Cela représente seulement 30 à 35% du montant global, car certains réassureurs refusent toujours de négocier», précise-t-il.

Nabil Debs, propriétaire de l’hôtel Arthaus à Gemmayzé dont – ironie du calendrier – l’inauguration coïncidait le 4 août 2020, prend encore un peu son mal en patience. Son dossier devrait trouver prochainement son règlement, au terme d’une procédure fastidieuse qui a duré deux ans, faite d’expertises et de contre-expertises, de facturations et d’innombrables échanges avec ses assureurs. «La lenteur du dossier provient de l’importance des dégâts mais aussi des nombreux détails qu’il englobe puisque, outre la bâtisse principale partiellement détruite, la maison renfermait en ses murs différentes collections d’œuvres d’art et archéologiques dont une centaine est assurée en valeur agréée. J’attends d’ailleurs le rapport des experts.» Entretemps, l’entrepreneur a dû prendre les travaux de reconstruction à ses frais. Les fonds initialement alloués à l’aménagement des trois autres bâtiments de la maison, et donc au développement de l’hôtel, ont dû être redirigés vers la remise en état de la bâtisse principale. «Les travaux sont alimentés de façon totalement organique par les recettes de l’hôtel et du restaurant», précise-t-il.

Outre les destructions conséquentes au niveau de la bâtisse principale datant du XVIIe siècle, l’hôtel Arthaus renfermait une importante collection d’œuvres d’art et archéologiques également endommagée.

Le cas Allianz

Pour Talal Chehab, courtier et assureur conseil, c’est bientôt le bout du tunnel. Sur ses 84 clients sinistrés du 4 août, il ne reste plus qu’une petite poignée de dossiers toujours en cours de résolution. «Allianz a pratiquement clôturé tous ses remboursements, avec 80% de leurs sinistres soldés six mois seulement après l’explosion, assure-t-il. Mais Allianz est un cas exceptionnel, car la compagnie appartient entièrement à Allianz Allemagne» mais aussi parce que l’assureur voulait probablement éviter l’enlisement, d’autant qu’il avait été échaudé par la gestion laborieuse d’un précédent similaire lors de l’explosion de l’usine AZF à Toulouse, en 2001. «Les indemnisations ont été versées sur base de 50% en dollars frais et 20% par chèque», explique M. Chehab.

Situés à 1 kilomètre de la zone portuaire, les établissements Antoine Massoud (EAM), importateurs et distributeurs de produits alimentaires, ont justement pu bénéficier de ce règlement. «Nos chambres réfrigérées contenaient de la marchandise périssable, elles ont complètement explosé, raconte Maria el-Haber, responsable des finances chez EAM. C’était un chaos indescriptible. Les dégâts subis ont été évalués à environ 1 million de dollars.» Pour la responsable, cet accord rapide est plutôt avantageux. «Il faut savoir tenir compte de la valeur temps de l’argent, surtout dans un pays gangréné par une inflation galopante», souligne-t-elle. Reste qu’avec ce règlement expéditif, Allianz fait figure d’exception, tandis que le reste du secteur s’est vite retrouvé dans l’impasse.

L’explosion aura coûté plus d’un million de dollars de dégâts aux établissements Massoud. ©DR

Clauses d’exclusion 

Pourtant, après l’explosion, une cellule de crise a rapidement été mise en place sous la présidence de l’ACAL. Elle réunit les assureurs locaux, les PDG des entités locales de AXA et Allianz ainsi que les grands réassureurs mondiaux: SCOR, Swiss Re, Munich Re, Hannover Re et CCR. Acteurs clé dans l’indemnisation des victimes, les réassureurs assurent les assureurs qui pouvaient en principe compter sur leurs programmes de réassurance pour absorber le choc.

Sauf que pour les assureurs exposés au sinistre, l’indemnisation s’avère particulièrement complexe en raison de l’incertitude qui persiste sur l’applicabilité ou non des clauses d’exclusion (fait de guerre, émeute, acte terroriste) comprises dans les polices couvrant les incendies ou les dommages aux biens. «D’habitude, les compagnies d’assurance mènent elles-mêmes leurs propres investigations via des experts assermentés, explique Élie Nasnas. Dans ce cas précis, une enquête officielle a été diligentée. Nous n’avons donc pas le droit d’intervenir pour déterminer l’origine du sinistre.» Or, en l’absence d’une enquête avec une conclusion claire sur la cause de l’explosion, il est actuellement impossible de déterminer si cette clause peut jouer.

Des accords au forceps 

Les réassureurs se sont montrés réticents à appliquer leurs couvertures. Durant près d’un an, les négociations entre assureurs et réassureurs butaient sur un point d’achoppement majeur: dans le cas où l’origine du sinistre s’avérait être un fait de guerre ou un acte terroriste, donc non couvert, les réassureurs exigeraient d’être remboursés par les compagnies d’assurance. Que ces dernières aient pu ou non recouvrir de leurs assurés les sommes antérieurement versées ne rentrait pas en ligne de compte. «C’était un lourd fardeau à porter, excédant même nos moyens financiers», précise le président de L’ACAL.


Finalement, au terme de plusieurs mois de tractations intenses, les réassureurs, principalement occidentaux, en tête desquels Munich Re et Hanover Re, ont décidé d’arrondir les angles, «alors que certains réassureurs régionaux refusent toujours de discuter sans un résultat d’enquête, freinant ainsi l’accélération des paiements», se désole M. Nasnas. «Nous avons finalement abouti à une clause de partage de la fortune (follow the fortune) dans le cadre de laquelle la plupart des grands réassureurs acceptaient de récupérer ce qui pouvait l’être tout en le partageant proportionnellement en fonction des parts payées par chacun», explique-t-il.

Appartements ouverts aux quatre vents… Pour certains résidents de la tour Skyline, les dégâts matériels se sont chiffrés à des centaines de milliers de dollars. ©DR

Ne pas créer de précédent 

Soucieux de ne pas créer de précédent en couvrant un sinistre avant d’en connaître la cause, les réassureurs ont imposé aux compagnies d’assurance de réclamer à leurs clients sinistrés le remboursement de l’argent versé si l’enquête officielle concluait à un acte terroriste. «C’est peut-être théorique, mais c’est une question de principe», insiste Élie Nasnas. Cette clause se trouve d’ailleurs sur la quittance adressée à chaque client indemnisé. «Toutefois, comme il n’est pas précisé que le paiement doit s’effectuer en dollars frais, l’indemnisé pourra toujours rembourser au taux de change officiel de 1.500 livres libanaises, explique Talal Chehab. D’ailleurs, à la suite de plusieurs plaintes déposées chez un juge, ce dernier a tranché en faveur de ce principe, créant de ce fait une jurisprudence.»

Dollars frais et lollars

La crise financière est venue embrouiller un peu plus l’équation. Depuis 2019, en raison du contrôle des capitaux instauré de facto par les banques, les assureurs étaient dans l’incapacité de transférer à leurs réassureurs les primes dont ils devaient s’acquitter. Au moment de négocier les indemnisations des sinistres de l’explosion, les réassureurs ont donc décidé de déduire du montant des dédommagements les primes que leur devaient les assureurs, mais aussi la part de rétention (la partie de risque que chaque compagnie d’assurance prend à son compte, donc non réassurée, qui peut peser lourd dans la balance en cas de catastrophe, NDLR).

Cet accord a toutefois été la source d’un sérieux souci pour les assureurs qui avaient été payés par leurs clients en lollars. Or, dans leur calcul, les réassureurs n’établissent pas de différence entre lollars et dollars. Par conséquent, ils vont déduire la somme qui leur est due par les assureurs en dollars. «Au final, le mécanisme mis en place est le suivant: ce qui est récupéré en net des réassureurs est payé en dollars frais au client et le reste du montant du dédommagement sera payé en lollars», explique Talal Chehab. Certaines assurances ont donc remboursé 50% en dollars frais, d’autres 60% et certaines même 70%. «Tout dépendait de la rétention de chaque compagnie et des primes dont elles devaient s’acquitter, précise Élie Nasnas. Nous n’avons donc pas pu nous accorder sur une formule unique, mais sur le principe que la compagnie ne devait en aucun cas faire des bénéfices consécutifs au sinistre ni enregistrer des pertes financières.» Pour favoriser l’indemnisation des sinistrés, l’ACAL a aussi expressément demandé aux experts mandatés sur place de consolider les devis en dollars frais.

À la suite de ces accords, l’assureur AXA, dont 50% de l’actionnariat est français, a, de son côté, commencé à rembourser 80% en dollars frais et 20% par chèque, soit une moyenne de près de 85% en dollars frais, qui fait de cette offre de dédommagement l’une des plus conséquentes du marché.

Le coût de reconstruction de la tour Skyline, située à 300 mètres à vol d’oiseau du port, est estimé à 5 millions de dollars. ©DR

Dix-huit mois d’attente

C’est d’ailleurs le règlement dont a pu profiter N.Z, une des 60 copropriétaires de la tristement célèbre tour Skyline. Elle mettra toutefois 18 mois à recevoir les fonds à cause du blocage de l’enquête. «Je me considère aujourd’hui chanceuse d’avoir pu obtenir ce qui me revenait de droit, dit-elle, satisfaite. Cet argent m’a permis de reconstruire décemment mon chez moi.» Situé à seulement 300 mètres à vol d’oiseau du port, l’immeuble, qui comptera d’ailleurs deux victimes, a littéralement été déchiqueté par le souffle de la détonation. Les fenêtres ont été pulvérisées et les balustrades arrachées. De l’imposante construction, il ne restait plus que la vision d’un frêle squelette. «Les dégâts ont été estimés à environ 5 millions de dollars que l’assurance de l’immeuble doit encore nous reverser, explique-t-elle. Seulement les négociations traînent.» À bout de patience, les résidents ont fini par s’accorder pour financer la reconstruction de la tour de leurs propres deniers. «D’ici septembre, une fois les balustrades de nouveau en place, nous pourrons enfin réintégrer nos appartements», conclut-elle dans un soupir de soulagement.

©RAMI RIZK / DW5
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