4 août: Détenus ad vitaem aeternam ? 
Il semble que certains seraient prêts à sacrifier leur liberté pour empêcher que la vérité sur l’explosion au port de Beyrouth du 4 août 2020 ne soit révélée. Badri Daher, directeur général des douanes libanaises, Salim Chebli, l’entrepreneur qui a mené les travaux de réparation du hangar 12 qui contenait le nitrate d’ammonium, à l’origine de la déflagration, Hassan Koraytem, le directeur général du port, Mohammad el-Awf, le chef de la sûreté et de la sécurité du port, ont récemment présenté des recours contre le juge d’instruction, Tarek Bitar, chargé de l’enquête. Arrêtés au lendemain de la déflagration, les quatre sont détenus depuis près de deux ans dans cadre de l’enquête sur cette affaire.

À travers ces recours, ils prennent le risque de prolonger leur détention dans l’espoir d’un dessaisissement du magistrat qu’ils accusent « d’entraver le cours de la justice ». Or, tout le monde le sait, les principaux responsables de la suspension de l’enquête sont ceux qui ont refusé de comparaître devant le tribunal et présenté des recours contre le juge Bitar. Il s’agit principalement des anciens ministres Ali Hassan Khalil, Ghazi Zeaïter (Amal), Youssef Fenianos (Marada) et Nouhad Machnouk (ancien Courant du futur) ainsi que de l’ancien chef de gouvernement Hassane Diab. S’ajoute à eux le ministre sortant des Finances, Youssef Khalil, proche du mouvement Amal, qui refuse de signer le décret des nominations judiciaires, paralysant ainsi le travail de l’assemblée plénière de la Cour de cassation. Et pour cause : après le départ d’un de ses membres à la retraite, en janvier 2022, le quorum requis pour qu’elle puisse statuer sur une partie de ces recours n’est pas atteint. La faille n’ayant pas été comblée depuis, l’enquête est freinée et le sort des détenus conditionné.

Les familles des victimes s’indignent « de l’inertie du peuple libanais qui vit aujourd’hui sous le joug du conditionnement économique imposé par la classe politique libanaise », comme l’indique, à Ici Beyrouth, l’avocate Cécile Roukoz, dont le frère Joseph Roukoz a été tué dans la déflagration. « Juridiquement, il nous est impossible de contraindre le ministre des Finances de signer le décret, avance-t-elle. Nous explorons toutefois d’autres possibilités que nous souhaitons garder secrètes pour le moment. »

« Cette affaire n’est pas uniquement celle des parents et proches des victimes. Elle est celle de tous les Libanais », ont déclaré deux mamans, dont les enfants ont perdu la vie, avant d’insister sur la nécessité d’exercer une pression continue sur les autorités libanaises pour un déblocage de l’enquête.

Les parents des détenus sont tout aussi ulcérés par l’absence de justice, mais pour d’autres motifs. « Nous ignorons pourquoi nos enfants, nos sœurs et nos frères sont derrière les barreaux. Comment pouvons-nous parler d’un État qui se dit respecter les droits de l’Homme, lorsque nos proches sont en détention depuis déjà deux ans ? » poursuivent certains membres de ce groupement de familles des victimes.

Enquête suspendue, détention prolongée : que dit la loi ? 

Le motif de leur détention est un : l’homicide volontaire. Au lendemain de l’explosion au port de Beyrouth, le 4 août 2020, 25 personnes sont arrêtées, au fur et à mesure. Aujourd’hui, elles sont au nombre de 17, dix ayant été remises en liberté, sous caution. Les 17 sont suspectées d’avoir voulu intentionnellement donner la mort. Ce jugement pris par le Parquet, lorsque l’enquête a été ouverte, le 5 août, donne lieu à une détention provisoire (24 heures renouvelables une fois), jusqu’au moment où le dossier est envoyé devant le juge. La liste comprend 25 à 30 chefs d’accusation, selon Akram Maalouf, l’avocat qui prend en charge le cas de Nayla el-Hage, l’observatrice technique du chantier de réparation du hangar numéro 12. L’ingénieure de 42 ans a été arrêtée le 7 août, à la surprise de sa famille. Elle a été relâchée sous caution au début du mois de juillet 2021. Ses passeports resteront confisqués jusqu’à ce que l’enquête prenne fin.

D’autres détenus, moins chanceux, demeurent derrière les barreaux. Il faut dire que la loi confère au juge d’instruction de larges compétences en la matière. « En temps normal, et d’après l’article 108 du code de procédure pénale, la durée de détention pour un délit est de deux mois, renouvelables une fois et, pour les crimes, de six mois, renouvelables également une fois », explique Akram Maalouf.

« Dans l’affaire de l’explosion du port, cet article de loi est inapplicable, parce qu’il ne s’agit effectivement pas d’un simple crime », poursuit-il. La déflagration qui a tué 224 personnes et détruit certains quartiers de la ville de Beyrouth, entre dans la catégorie de ce que l’on appelle les crimes d’État. Elle est, par conséquent, soumise à des dispositions spécifiques. Ainsi, toute personne suspectée d’avoir participé à un tel acte est susceptible d’être détenue indéfiniment, jusqu’à ce que l’enquête s’achève. « Seul le juge d’instruction dispose de la décision de mettre fin au mandat d’arrêt et d’ordonner la libération de la personne détenue », insiste l’avocat Ramzi Haykal, membre du bureau d’accusation du barreau de Beyrouth, chargé de représenter, pro bono, une partie des victimes de l’explosion au port.

Au cas où le juge d’instruction estimerait que la détention d’une personne sert le déroulement de l’enquête, toute demande de remise en liberté peut être rejetée et une telle décision ne peut faire l’objet d’un appel. « Le juge Bitar agit, par conséquent, dans le cadre légal des compétences qui lui sont octroyées et ne peut être accusé d’abus de pouvoir », martèle l’ancien président du Conseil d’État, Chucri Sader. À la question de savoir si la détention prolongée dans ce cas irait à l’encontre du principe de la présomption d’innocence et des traités internationaux qui prônent le droit à une procédure régulière et à l’obtention d’un procès dans des délais raisonnables, M. Sader explique que « tant que le juge n’est pas directement responsable de cette prolongation de la durée de détention, nous ne pouvons considérer un tel fait comme contraire aux traités ». Et d’ajouter : « Aucun dédommagement n’est prévu si l’individu est innocenté. » Encore faut-il qu’il le soit… mais comment, lorsque le pouvoir judiciaire est sous l’emprise des ingérences politiques ?

Les personnes arrêtées au lendemain de l’explosion du port sont :
– Chafic Merhi, ancien directeur général des douanes.

– Badri Daher, directeur général des douanes.
– Nehmé Brax, président des manifestes.
– Hanna Farès, directeur de l’office du port.
– Khaled el-Khatib, sergent-chef.
– Élias Chahine, sergent-chef.
– Hassan Koraytem, directeur général du port.
– Mikhaël Murr, employé à la direction générale du port.
– Michel Nahoul, employé à la direction générale du port.
– Mohammad el-Awf, responsable de la sécurité du port.
– Abdel Hafiz el-Kaïssi, directeur du transport maritime.
– Mohammad el-Mawla, président du Mina, qui gère l’arrivée des navires et garde judiciaire du hangar n°12.
– Samer Raad, ingénieur directeur des opérations portuaires.
– Moustapha Farchoukh, chef du département des marchandises.
– Johnny Gergès, employé à la direction.
– Wajdi el-Karkafi, employé.
– Antoine Salloum, lieutenant en charge de la sécurité du port.
– Daoud Fayad, commandant au bureau de la Sûreté générale.
– Charbel Fawaz, commandant au bureau de la Sûreté générale.
– Capitaine Joseph Naddaf, chef du bureau de la Sécurité de l’État.
– Nayla el-Hage, ingénieure contrôleur technique des chantiers.
– Salim Georges Chebli, chef de la compagnie de travaux Chebli qui s’occupe de la maintenance électrique, en charge des travaux sur le hangar n°12.
– Ahmad Rajab, Khodr el-Ahmad, Raëd el-Ahmad, ouvriers de la compagnie Chebli qui intervenaient sur le hangar n°12.
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