Qu’en est-il de la protection de Dieu?
«Qu’est-ce qui nous protège, nous, humains, dans l’existence?» Pour les croyants, «c’est Dieu qui nous protège». Dès lors qu’il instaure Dieu à cette place, le sujet s’assure de ce qu’il y ait toujours Quelqu’un, puisqu’il s’assure de l’existence d’un Autre tout-puissant et sans défaut. Cet Être suprême, appelé à s’interposer infailliblement entre le sujet et l’expérience de la détresse sans recours, est alors supposé tout savoir et tout pouvoir.

Dans le respect de la pleine liberté du patient, le psychanalyste ne cherche pas à intervenir sur ses croyances ou sa foi. En revanche, il accueille le questionnement voire l’ébranlement de cette foi, s’il se produit que le sujet, confronté à une situation de détresse, éprouve l’absence de réponse. «Quels sont les desseins de Dieu, que veut-Il pour moi?» devient alors le cœur de cette énigme.

Avec le savoir, savoir humain, que lui prête le transfert, avec l’amour authentique inhérent à sa fonction, le psychanalyste reçoit l’interrogation tourmentée du patient qui se vit comme abandonné de Dieu ou se sent brusquement démuni face à l’énigme de Son vouloir.

Pour illustrer une telle inflexion, voici les mots d’une patiente, Mme R.: «Je me sens en insécurité permanente. Je suis envahie d’idées noires et je me suis mise à avoir peur de tout. Qu’est-ce qui nous protège, nous humains, dans l’existence? La psychanalyse a-t-elle des réponses?» Je l’ai interrogée à mon tour: «J’entends tout à fait votre question et votre sentiment. Vous dites que vous vous êtes mise à avoir peur de tout, alors qu’auparavant vous étiez entreprenante, et vous évoquez implicitement un point à partir duquel votre angoisse a commencé à monter. De quand datez-vous cela? Que s’est-il passé dans votre vie?» Mme R. a retracé les grandes lignes de son histoire, jusqu’à sa problématique actuelle. Fille unique d’une famille juive, unie et aimante, Mme R. a dit pratiquer sa religion avec un authentique engagement. De toute évidence, cette orientation religieuse traditionnelle cohabitait harmonieusement pour elle avec une vie de jeune femme contemporaine, active, joyeuse et même anticonformiste. Développant le métier qu’elle a choisi, heureuse auprès de celui qu’elle nomme, avec un humour enthousiaste, «mon mari parfait», Mme R. a ajouté «avoir eu trop de chance jusqu’à présent».

Le malheur qui vient menacer son couple concerne son ardent désir d’enfants. Après plus de deux ans de tentatives naturelles infructueuses, ne s’expliquant que très partiellement par quelques facteurs biologiques défavorables mais non rédhibitoires, le couple s’est engagé dans un processus de fécondation in vitro. Hélas, les échecs comme les complications médicales se multiplient. Depuis qu’une nouvelle déception est survenue dans des circonstances particulièrement rudes, Mme R. a dit connaître un moment de vacillement et d’angoisse sans précédent. Son désarroi l’a amenée à venir me voir, adressée par un ami médecin qui s’inquiétait beaucoup de son état moral, a-t-elle précisé.


Mme R. s’est ensuite exprimée ainsi: «Je suis profondément dépitée. Au lieu de rester positive, comme lors des échecs précédents, je suis devenue pessimiste et craintive. Je vous l’ai dit, je suis gagnée par un sentiment d’insécurité de plus en plus grand, et je me fais une montagne de choses que j’affrontais sans aucune peur avant. Je vois toutes ces femmes autour de moi qui se retrouvent avec un bébé dans les bras sans même avoir à se poser de questions. Moi, j’ai tout enduré pour être enceinte, depuis des mois, mêmes des années, et je continue à être jetée sur d’affreuses montagnes russes: d’abord l’attente pleine d’espoir puis la chute systématique. Je suis à bout de forces, et paniquée par ce qui m’attend: des tentatives médicales encore, des traitements entraînant un mal-être qui envahira tout mon corps, et sûrement une nouvelle déception, dont je crains cette fois de ne pas me relever.» Je lui ai demandé: «Au-delà des événements, vraiment très difficiles, que vous venez de vivre, voyez-vous quelque chose, dans votre subjectivité, qui pourrait éclairer la raison de votre angoisse?» Mme R. a immédiatement répondu: «Je ne peux le dire qu’à vous, mais je suis en colère contre Dieu. J’ai tout fait bien, en respectant à la lettre les lois religieuses. Des familles entières et de nombreux amis se mobilisent autour de moi pour prier. Tout le monde y va de ses vœux et de ses conseils, sauf que personne ne me dit pourquoi Dieu me lâche en me refusant mon bébé. Comment je peux seulement songer à vivre si je n’ai pas d’enfant? Pour moi, c’est pire que mourir. Pourquoi Dieu me fait ça? Pourquoi permet-Il ce malheur absolu pour mon mari et moi? Dieu peut-Il être absent, inconséquent, ou méchant? Qu’est-ce qu’Il veut à la fin?»

Prendre chaque épreuve comme un bien plutôt qu’un mal

À partir de là, nous avons eu un ensemble de séances dédiées à un dialogue au sein duquel, sans jamais prendre parti, je me suis constituée comme interlocutrice de ma patiente en ce qu’elle a appelé «la crise de sa foi». «Dans l’espace à la fois libre et protégé de nos séances», selon ses mots, elle a pu prendre le temps de déployer les termes de cette crise, sans censure ni risque de jugement. «Pensez-vous que la volonté de Dieu intervient dans chacun des registres de votre vie, comme celui de votre fécondité, par exemple?», lui ai-je demandé au cours de ce dialogue. Elle a dit: «Oui. C’est ainsi que l’on m’a transmis les choses.» J’ai insisté: «Et vous, qu’en pensez-vous? Dans votre vie spirituelle, sans forcément rejeter les enseignements que vous avez reçus, n’avez-vous pas, à certains égards, votre propre idée de Dieu ou votre propre rapport à Lui?» Ma patiente a réfléchi, puis répondu: «C’est vrai. J’aime rire, alors je concevais jusqu’ici Dieu comme plein d’humour. Certains jours où tout me paraissait aller de travers, je décidais de ne plus parler à Dieu. J’imaginais alors qu’Il me faisait des clins d’œil dans les jolies choses du monde afin de me dérider, ce qui marchait toujours, d’ailleurs. En revanche, Dieu a toujours eu pour moi des zones d’ombre qui me font très peur. Dès que je pense ou que j’agis mal au regard de nos règles religieuses, je suis obsédée par la crainte de la vengeance de Dieu. Mais sur la question du bébé, c’est pire encore que de la crainte: un véritable trou noir. Aucun signe d’explication ou de réconfort ne me parvient, comme si le lien avec Dieu était coupé. Je me sens complètement désemparée.» Je lui ai dit, avec le plus de délicatesse possible: «Même si le lien avec Dieu vous paraît coupé sur cette question essentielle du bébé, peut-être pouvez-vous tenter de la penser par vous-même: comment vous représentez-vous ce qui vous arrive là?»

«J’ai décidé de croire que chaque épreuve nous étant infligée, à mon mari et moi, est un bien plutôt qu’un mal, une forme de protection encore ignorée de nous, mais qui se découvrira un jour.» J’ai remarqué: «Sans qu’il soit question bien sûr d’écarter votre foi, n’est-ce pas vous qui inventez une manière de concevoir l’existence humaine vous assurant d’un appui en vous-même?» Interpelée, ma patiente a dit: «Vous croyez donc que Dieu pourrait ne pas savoir ce qu’Il fait, et que je doive y parer en construisant ma protection intérieure?» Je lui ai répondu: «Je peux dire avec certitude qu’aucun Autre humain, fût-il pour nous une référence ou une instance protectrice, n’a un jugement infaillible. Pour ce qui est de Dieu, il ne m’appartient pas de répondre car nous sommes hors du champ du savoir analytique. Dans le champ de votre subjectivité, en revanche, nous pouvons toujours poser la question suivante: vous semble-t-il pensable, tout en respectant votre sentiment religieux, que vous ne soyez pas toute suspendue à la volonté de Dieu? Mme R. a réagi: «Vous voulez dire que c’est moi qui interprète l’absence de Dieu, quand elle se produit, comme un abandon ou une punition?» Je lui ai dit:«Votre formulation me paraît très juste. Qui d’autre que vous peut trouver une réponse, votre réponse, à l’énigme, sinon irréductible, de ce que vous veut l’Autre?»

Ce qui, pour elle, s’estompait là était le visage originaire du Dieu du vouloir implacable, Dieu de la crainte, des tremblements, de la terreur sacrée, Dieu qui peut punir, terrasser, se venger autant que protéger. Cette figure de Dieu est celle que Lacan a nommée «le dieu obscur», et qu’il a opposée à la signification de l’amour. À mesure que s’effaçait cette figure obscure et toute-puissante qui habitait sa représentation de Dieu, l’angoisse de Mme R. reculait elle aussi, accompagnée de son acceptation d’un Dieu dont les êtres humains devraient toujours supporter, à un moment donné, l’absence énigmatique.
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