Les Cananéens sont dominés par la matière, alors que les Hellènes la subordonnent au dessin de l’édifice. L’architecture phénicienne a perpétué ce principe dans les temples de style romain. Elle y a injecté l’esprit mégalithique qui y invite les formes hétéroclites de la nature et le roc comme matière indéterminée.
Les Phéniciens ont adoré leur triade à travers la nature. Ils l’ont vénérée en s’immergeant dans la nature et en concevant leur architecture en osmose avec elle. Avant de songer à construire, ils ont aménagé les cavités naturelles, les sources, les arbres millénaires et les formes rocheuses. Ils ont ensuite procédé à l’adaptation de ces lieux qu’ils désignaient comme Beit signifiant à la fois lieu, maison et habitation. Ils les ont taillés, sculptés, ajustés et appropriés.
Le roc vif
Les murs des temples étaient taillés dans le roc vif, engendrant des parois monolithiques. C’est seulement dans un deuxième temps, quand le rocher naturel commençait à faire défaut, que l’élément taillé était exhaussé par un travail de maçonnerie. Cette habitude, constatée au cap d’Enfé et au fort de Smar-Jbeil, qui consiste à faire appel autant que possible à ce qui est naturellement disponible, n’a jamais disparu avec l’avènement du christianisme. Notre-Dame-de-Cannobin, Notre-Dame-de-Hawqa, le Couvent-de-la-Croix, Saint-Elysée (Mar Elychaa) et Saint-Maron-sur-l’Oronte ne sont que les témoins les mieux conservés d’un type architectural qui s’était répandu dans tous les monts et vallées.
Les ouvrages que l’on pourrait qualifier de cyclopéens sont restés à l’honneur tout au long du Moyen Âge. C’est ce que nous constatons dans les églises de Eddé-Jbeil ou de Beit-Merré, reconstruites avec les vestiges de l’ancien temple. C’est aussi ce qui se remarque dans le fort de Smar-]beil. Plus tardivement encore, à Saint-Antoine-de-Qozhaya, l’homme est venu compléter le ventre de la falaise par une voûte formant un ensemble cohérent qui efface les limites entre les mondes de la nature et de l’architecture.
Le temple de Faqra. ©Amine Jules Iskandar dans «Temples en blanc»
Les mégalithes
«Le principe de l’architecture phénicienne, disait Ernest Renan, est le roc taillé, non la colonne comme chez les Grecs.» Lorsque le mur est apparu comme complément là où le roc faisait défaut, il n’a rien perdu de son caractère. Le monolithisme ne disparaissait jamais entièrement, car ici et là apparaissaient des blocs mégalithiques noyés dans la maçonnerie. Ce phénomène a été encore repris durant la renaissance libanaise des XVIᵉ et XVIIᵉ siècles lorsque, avec le retrait des Mamelouks, les Chrétiens sont venus reconstruire leurs villages rasés deux siècles plus tôt. Les pierres des temples, des basiliques et des églises médiévales ont été remployées jusqu’à une certaine hauteur. C’est seulement après leur tarissement sur le site que la nouvelle maçonnerie, plus légère et mieux équarrie, venait compléter l’architecture sans le moindre souci de continuité dans l’esthétique et le matériau.
Paroi monolithique au fort de Smar-Jbeil. (photo trouvée sur internet)
Contradictions gréco-phéniciennes
Pour les Phéniciens, ces procédés n’avaient rien de choquant. Là où la nature pouvait fournir des éléments pour l’appareillage, il convenait de les y intégrer. La pensée grecque, beaucoup plus portée sur le raisonnement, ne pouvait pas se satisfaire de ce genre de solution. Pour elle, chaque pierre est orchestrée par le plan d’ensemble, et soumise à un rythme et à des rapports de proportions.
Le principe même de l’architecture grecque, dont les Romains ont été les héritiers, est à chaque pas contredit sur les sites de Phénicie. À Baalbek, les colonnes ne se composent que de trois tambours mégalithiques, parfois d’un seul. À Qsarnaba, l’escalier d’accès au podium est entièrement taillé dans seulement trois blocs mégalithiques impressionnants par leur étendue.
Les constructeurs phéniciens pensaient la pierre, le pan de mur comme une fin en soi, non pas comme une partie de l’ensemble architectural. Aucun raisonnement ne portait sur la composition comme on a pu le voir plus tard chez les architectes grecs travaillant sur la complémentarité entre mathématiques, philosophie et esthétique.
Le style archaïque phénicien était donc assez capricieux et ne se souciait nullement de rythme ou de symétrie. Les chapiteaux des différents pilastres pouvaient être différents au sein d’un même ensemble. Le temple, en outre, était fort peu décoré et semblait en cela intimement lié au caractère assez austère et religieux des habitants des montagnes de Phénicie.
Mégalithes de l’église Mar-Ashaïa (Saint-Isaïe) à Broumana. ©Amine Jules Iskandar
Le bossage
Les facteurs qui ont déterminé les principes de l’architecture chez les Phéniciens ont à la fois trait à leur caractère, à la nature et à la géologie de leur pays. L’économie qui leur dictait l’emploi du rocher naturel les portait également à délaisser le polissage des pierres.
Cette économie de main-d’œuvre, impensable en Égypte ou en Mésopotamie, a marqué l’architecture phénicienne de son sceau. La pierre n’était taillée qu’aux jointures, laissant sa face bosselée. Il est ainsi possible de construire vite, sans nuire à la solidité. C’est également un moyen d’économiser à la fois de la main-d’œuvre et de la matière en dégrossissant la pierre au strict nécessaire. Ce style national, qui se découvre avec tant de netteté aux temples de Aintoura et de Mejdel-Anjar, les Phéniciens l’ont exporté jusque dans la construction du temple de Salomon.
L’absence de polissage octroyait au mur un aspect très particulier en pierres bosselées. Ce bossage est encore aujourd’hui une des caractéristiques de l’architecture libanaise, qui n’hésite pas aussi à prendre pour soubassement des constructions monolithiques ou mégalithiques, toutes proportions gardées avec le mégalithisme antique.
Paroi monolithique au temple de Faqra. ©Amine Jules Iskandar
Calcaire libanais et marbre pentélique
La géologie a joué un rôle crucial dans l’élaboration de cette architecture et de ses procédés. L’art de bâtir est lié à la nature de la roche qui, en Phénicie, est facile à tailler et permet le recours aux gros blocs. Mais elle se plie difficilement à la sculpture délicate. «Ce calcaire, écrivait Ernest Renan, ne comportait pas les fines ciselures que le marbre du Pentélique a pour ainsi dire inspirées à la Grèce.» Le matériau disponible a déterminé ainsi la destinée artistique et architecturale. Le marbre pentélique justifiait les formes ioniques, alors que le calcaire libanais supposait des motifs en pyramides ou en gradins.
L’autel et l’escalier monolithique de Qsarnaba, entièrement composé de trois blocs. ©Amine Jules Iskandar dans «Temples en blanc»
L’originalité phénicienne
C’est probablement pour ces raisons d’ordre technique que les Romains se pliaient aux exigences de chacune de leurs provinces et aux solutions des constructeurs locaux. À Baalbek, ils ont raisonné selon le principe de la taille monolithique qui les a amenés à réaliser des blocs d’une grandeur jamais employée ailleurs. Ils ont subi l’influence de cette originalité phénicienne, qui s’était perpétuée jusqu’au IVᵉ siècle, et se sont ainsi distanciés des règles de l’architecture grecque. Cette dernière adopte un principe de division des pierres dont les joints obéissent à des règles de symétrie engendrées par la logique de l’édifice comme un tout. Chapiteau, métope, triglyphe, chaque pierre a son unité et l’exprime hautement comme un membre à part entière.
À l’inverse des Phéniciens, il est inconcevable pour les Grecs de tailler plusieurs membres dans un seul bloc. Les Cananéens sont dominés par la matière alors que les Hellènes la subordonnent au dessin de l’édifice. L’architecture phénicienne a perpétué ce principe dans les temples de style romain. Elle y a injecté l’esprit mégalithique qui y invite les formes hétéroclites de la nature et le roc comme matière indéterminée. Il en découle une poétique dont la résonance sentimentale se retrouve encore jusque dans les monuments chrétiens qui font appel à ces blocs difformes dans leur maçonnerie. C’est sans doute cela qui expliquerait l’attrait de ces églises de type médiéval, dont le charme est si apprécié par-delà leur sécheresse ornementale et un certain brutalisme dans leur appareillage.
Futs mégalithiques de Baalbek-Héliopolis. ©Amine Jules Iskandar dans «Temples en blanc»
Les Phéniciens ont adoré leur triade à travers la nature. Ils l’ont vénérée en s’immergeant dans la nature et en concevant leur architecture en osmose avec elle. Avant de songer à construire, ils ont aménagé les cavités naturelles, les sources, les arbres millénaires et les formes rocheuses. Ils ont ensuite procédé à l’adaptation de ces lieux qu’ils désignaient comme Beit signifiant à la fois lieu, maison et habitation. Ils les ont taillés, sculptés, ajustés et appropriés.
Le roc vif
Les murs des temples étaient taillés dans le roc vif, engendrant des parois monolithiques. C’est seulement dans un deuxième temps, quand le rocher naturel commençait à faire défaut, que l’élément taillé était exhaussé par un travail de maçonnerie. Cette habitude, constatée au cap d’Enfé et au fort de Smar-Jbeil, qui consiste à faire appel autant que possible à ce qui est naturellement disponible, n’a jamais disparu avec l’avènement du christianisme. Notre-Dame-de-Cannobin, Notre-Dame-de-Hawqa, le Couvent-de-la-Croix, Saint-Elysée (Mar Elychaa) et Saint-Maron-sur-l’Oronte ne sont que les témoins les mieux conservés d’un type architectural qui s’était répandu dans tous les monts et vallées.
Les ouvrages que l’on pourrait qualifier de cyclopéens sont restés à l’honneur tout au long du Moyen Âge. C’est ce que nous constatons dans les églises de Eddé-Jbeil ou de Beit-Merré, reconstruites avec les vestiges de l’ancien temple. C’est aussi ce qui se remarque dans le fort de Smar-]beil. Plus tardivement encore, à Saint-Antoine-de-Qozhaya, l’homme est venu compléter le ventre de la falaise par une voûte formant un ensemble cohérent qui efface les limites entre les mondes de la nature et de l’architecture.
Le temple de Faqra. ©Amine Jules Iskandar dans «Temples en blanc»
Les mégalithes
«Le principe de l’architecture phénicienne, disait Ernest Renan, est le roc taillé, non la colonne comme chez les Grecs.» Lorsque le mur est apparu comme complément là où le roc faisait défaut, il n’a rien perdu de son caractère. Le monolithisme ne disparaissait jamais entièrement, car ici et là apparaissaient des blocs mégalithiques noyés dans la maçonnerie. Ce phénomène a été encore repris durant la renaissance libanaise des XVIᵉ et XVIIᵉ siècles lorsque, avec le retrait des Mamelouks, les Chrétiens sont venus reconstruire leurs villages rasés deux siècles plus tôt. Les pierres des temples, des basiliques et des églises médiévales ont été remployées jusqu’à une certaine hauteur. C’est seulement après leur tarissement sur le site que la nouvelle maçonnerie, plus légère et mieux équarrie, venait compléter l’architecture sans le moindre souci de continuité dans l’esthétique et le matériau.
Paroi monolithique au fort de Smar-Jbeil. (photo trouvée sur internet)
Contradictions gréco-phéniciennes
Pour les Phéniciens, ces procédés n’avaient rien de choquant. Là où la nature pouvait fournir des éléments pour l’appareillage, il convenait de les y intégrer. La pensée grecque, beaucoup plus portée sur le raisonnement, ne pouvait pas se satisfaire de ce genre de solution. Pour elle, chaque pierre est orchestrée par le plan d’ensemble, et soumise à un rythme et à des rapports de proportions.
Le principe même de l’architecture grecque, dont les Romains ont été les héritiers, est à chaque pas contredit sur les sites de Phénicie. À Baalbek, les colonnes ne se composent que de trois tambours mégalithiques, parfois d’un seul. À Qsarnaba, l’escalier d’accès au podium est entièrement taillé dans seulement trois blocs mégalithiques impressionnants par leur étendue.
Les constructeurs phéniciens pensaient la pierre, le pan de mur comme une fin en soi, non pas comme une partie de l’ensemble architectural. Aucun raisonnement ne portait sur la composition comme on a pu le voir plus tard chez les architectes grecs travaillant sur la complémentarité entre mathématiques, philosophie et esthétique.
Le style archaïque phénicien était donc assez capricieux et ne se souciait nullement de rythme ou de symétrie. Les chapiteaux des différents pilastres pouvaient être différents au sein d’un même ensemble. Le temple, en outre, était fort peu décoré et semblait en cela intimement lié au caractère assez austère et religieux des habitants des montagnes de Phénicie.
Mégalithes de l’église Mar-Ashaïa (Saint-Isaïe) à Broumana. ©Amine Jules Iskandar
Le bossage
Les facteurs qui ont déterminé les principes de l’architecture chez les Phéniciens ont à la fois trait à leur caractère, à la nature et à la géologie de leur pays. L’économie qui leur dictait l’emploi du rocher naturel les portait également à délaisser le polissage des pierres.
Cette économie de main-d’œuvre, impensable en Égypte ou en Mésopotamie, a marqué l’architecture phénicienne de son sceau. La pierre n’était taillée qu’aux jointures, laissant sa face bosselée. Il est ainsi possible de construire vite, sans nuire à la solidité. C’est également un moyen d’économiser à la fois de la main-d’œuvre et de la matière en dégrossissant la pierre au strict nécessaire. Ce style national, qui se découvre avec tant de netteté aux temples de Aintoura et de Mejdel-Anjar, les Phéniciens l’ont exporté jusque dans la construction du temple de Salomon.
L’absence de polissage octroyait au mur un aspect très particulier en pierres bosselées. Ce bossage est encore aujourd’hui une des caractéristiques de l’architecture libanaise, qui n’hésite pas aussi à prendre pour soubassement des constructions monolithiques ou mégalithiques, toutes proportions gardées avec le mégalithisme antique.
Paroi monolithique au temple de Faqra. ©Amine Jules Iskandar
Calcaire libanais et marbre pentélique
La géologie a joué un rôle crucial dans l’élaboration de cette architecture et de ses procédés. L’art de bâtir est lié à la nature de la roche qui, en Phénicie, est facile à tailler et permet le recours aux gros blocs. Mais elle se plie difficilement à la sculpture délicate. «Ce calcaire, écrivait Ernest Renan, ne comportait pas les fines ciselures que le marbre du Pentélique a pour ainsi dire inspirées à la Grèce.» Le matériau disponible a déterminé ainsi la destinée artistique et architecturale. Le marbre pentélique justifiait les formes ioniques, alors que le calcaire libanais supposait des motifs en pyramides ou en gradins.
L’autel et l’escalier monolithique de Qsarnaba, entièrement composé de trois blocs. ©Amine Jules Iskandar dans «Temples en blanc»
L’originalité phénicienne
C’est probablement pour ces raisons d’ordre technique que les Romains se pliaient aux exigences de chacune de leurs provinces et aux solutions des constructeurs locaux. À Baalbek, ils ont raisonné selon le principe de la taille monolithique qui les a amenés à réaliser des blocs d’une grandeur jamais employée ailleurs. Ils ont subi l’influence de cette originalité phénicienne, qui s’était perpétuée jusqu’au IVᵉ siècle, et se sont ainsi distanciés des règles de l’architecture grecque. Cette dernière adopte un principe de division des pierres dont les joints obéissent à des règles de symétrie engendrées par la logique de l’édifice comme un tout. Chapiteau, métope, triglyphe, chaque pierre a son unité et l’exprime hautement comme un membre à part entière.
À l’inverse des Phéniciens, il est inconcevable pour les Grecs de tailler plusieurs membres dans un seul bloc. Les Cananéens sont dominés par la matière alors que les Hellènes la subordonnent au dessin de l’édifice. L’architecture phénicienne a perpétué ce principe dans les temples de style romain. Elle y a injecté l’esprit mégalithique qui y invite les formes hétéroclites de la nature et le roc comme matière indéterminée. Il en découle une poétique dont la résonance sentimentale se retrouve encore jusque dans les monuments chrétiens qui font appel à ces blocs difformes dans leur maçonnerie. C’est sans doute cela qui expliquerait l’attrait de ces églises de type médiéval, dont le charme est si apprécié par-delà leur sécheresse ornementale et un certain brutalisme dans leur appareillage.
Futs mégalithiques de Baalbek-Héliopolis. ©Amine Jules Iskandar dans «Temples en blanc»
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