Il ne s’agit pas de silos, mais de notre survie
©IBRAHIM AMRO/AFP
La communauté libanaise dans le monde observe de loin le destin d’un pays qui, par vocation, est appelé à surmonter toutes les adversités. Cette vocation du Liban ne se limite pas à une «gloire qui lui est donnée» (Isaïe 35, 2), mais également à un destin à partager. «Moi, l’oracle du Seigneur, je connais les projets que j’ai faits pour toi, projets de paix et non de malheur, projets pour te donner la prospérité et l’espérance», lit-on dans Jérémie (29,10).

La communauté libanaise dans le monde n’est pas vraiment une diaspora, qui sous-entend la dissémination de personnes ayant abandonné leur lieu d’origine. Or cette communauté a justement l’obligation, non seulement de soutenir le Liban économiquement, mais aussi de sauvegarder ses racines syriaques et sa foi chrétienne qui lui ont permis de faire du Liban « la civilisation de l’unité ». Cette valeur a fait des musulmans, des druzes et des chrétiens, les tesselles de la grande mosaïque façonnée à partir de la sainte vallée de Qadicha.

Les silos du port de Beyrouth sont le symbole de la résilience d’un pays qui ne sera pas vaincu par des forces étrangères. Le génocide Kafno (la Grande Famine de 1914-18) par lequel on a voulu effacer l’identité libanaise en vidant «les silos de l’espoir» nous place en présence d’une volonté de déculturation et d’acculturation. Tout a été enlevé à ce peuple, depuis sa langue et son histoire, jusqu’à son droit à la vérité. Il s’agit de vider «les silos d’une civilisation» en s’appuyant sur l’apathie des responsables du gouvernement face au crime de l’explosion au port de Beyrouth. Il s’agit de vider « les silos de la vérité et de la justice ». Mais il y a en nous une force intérieure nourrie par les cèdres du Liban, les grottes des moines, la vie des martyrs et le travail d’un peuple rempli de foi, d’espérance et d’amour.

Le Liban est un don et les silos du port de Beyrouth en sont l’un des symboles.

Les silos sont un rappel de ce qu’était le Liban et de ce qu’il doit redevenir. L’édifice des silos du port de Beyrouth est l’un des ouvrages de génie civil les plus admirables par sa technologie avancée et sa gestion opérationnelle exemplaire. Il a été construit en deux ans (1968-1970) sur une couche alluviale de sable, sur des pieux renforcés de 16 mètres de profondeur. Gioia Sawaya, dans Hidden Architecture, a écrit avec admiration en 2021 : « Ce qui était frappant, c’est que les silos n’avaient pas les trémies typiques utilisées pour vider le grain. La construction de silos sans trémie a permis de réaliser d’importantes économies de temps, de main-d’œuvre et de matériaux. Le grain était déversé par des trous, sur des bandes transporteuses horizontales, situées dans deux canaux de collecte longitudinaux. Le reste du grain dans les silos était déversé manuellement. »

Le stockage de 2750 tonnes de nitrate d’ammonium dans la zone portuaire où se trouvent les silos est un message éminemment destructif. C’est la volonté de mettre en œuvre la « civilisation du déracinement », qui se définit comme la civilisation des déplacés qui ont perdu leur maison et leurs racines, telle qu’elle a été décrite par Gabriel Marcel dans L’homme problématique.


La « civilisation du déracinement » a été imposée d’abord par les Ottomans et maintenant par l’Iran. Vouloir faire du Liban une « civilisation du déracinement » est une manière diabolique de déshumaniser le Moyen-Orient. Les silos du port de Beyrouth, dont une vidéo a été diffusée le dimanche 31 juillet 2022 par Ici Beyrouth peu après la chute des fragments de béton armé, présentent une grande quantité de graines à l’intérieur. Ce blé, et les flammes qui s’en dégagent et qui continuent de croître, font penser, à nouveau, à l’horreur de Kafno : affamer le Liban en le déracinant et en lui enlevant sa nourriture spirituelle puisée dans sa culture millénaire et dans sa spiritualité syriaque. Elle est puisée aussi dans le travail de la terre, des manuscrits, et de la construction de la dignité qui le caractérise depuis l’arrivée des moines de Beit Maroun dans cette montagne de Phénicie.

Même en ruines, la force symbolique de ces silos en fait un cri d’espoir – que personne ne peut taire. Nietzsche dirait : pour que le Liban « devienne ce qu’il est » (Ecce homo) ; et Gabriel Marcel y verrait un pari : « Une conquête à atteindre par un effort continu. » (L’homme problématique)

Les silos sont ainsi le symbole et le pari d’une vocation, d’un appel à l’accomplissement et, par conséquent, le signe de la plénitude propre au Liban. C’est là que la liberté humaine, mais aussi les contraintes humaines, seront médiatrices et où les forces étrangères qui tentent de le déraciner seront confrontées à un peuple. Même en pleurant ses martyrs du port et les innombrables victimes de cet attentat, ce peuple de l’espérance ne renoncera pas à son destin de nation, car il est une promesse divine. « La gloire du Liban viendra sur toi », lit-on encore dans Isaïe (60:13).

C’est la volonté d’un peuple – qu’il soit dans sa terre d’origine ou dispersé aux quatre vents – qui se transforme en un pouvoir qui supprime, et qui va jusqu’à aspirer les obstacles. Nous pouvons dès lors admettre que cette puissance est de nature « infinie », comme le pensait Descartes. « Il n’y a rien en elle qui puisse être gradué. Elle n’a pas d’intensité, elle ne comporte pas plus de degrés que la pure affirmation », disait Gabriel Marcel dans son Journal Métaphysique. Il ne s’agit donc plus seulement d’une affaire de silos, mais d’une histoire de survie. Notre survie.

Monseigneur Alberto Meouchi
Syncelle de l’éparchie maronite du Mexique – Chihuahua
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