Sur les réseaux sociaux et dans les médias dits alternatifs, la prise de Kaboul par les talibans a donné du grain à moudre aux adeptes du Qatar bashing : le rôle pivot joué par le petit émirat du Golfe dans les négociations entre Américains et talibans et son issue sont pour eux une nouvelle preuve éclatante de la complicité active de l’émirat gazier avec l’islamisme, même le plus extrême.

Depuis le 18 juin 2013, l’autoproclamé Émirat islamique d’Afghanistan a son bureau de représentation internationale dans une opulente villa et la médiation qatarie a été essentielle à la conclusion de l’accord entre Américains et talibans qui a abouti, en dépit de ses dispositions, à livrer Kaboul à ces derniers.

«Le Qatar, s’il en a tiré de grands bénéfices diplomatiques, s’est placé en médiateur neutre et en facilitateur. Les Américains cherchaient dès 2010 à établir une ligne avec les talibans pour engager la recherche d’une solution politique. L’Arabie saoudite et la Turquie étaient candidats mais, trop liés avec l’Afghanistan, Washington leur a préféré le Qatar qui n’y avait aucun intérêt», explique Andreas Krieg, professeur au King’s College de Londres et ex-conseiller de l’armée qatarie. À l’époque, le «surge» ordonné par le président Obama permet à son administration d’affirmer avoir repoussé l’insurrection sur la plus grande partie du territoire, mais le locataire de la Maison blanche sait qu’elle ne s’éteindra jamais sans solution politique interafghane. Il faut donc établir un terrain de négociation qui puisse aussi servir de cadre aux échanges de prisonniers respectifs. En mai 2011, Oussama ben Laden, objectif numéro un de l’invasion de l’Afghanistan, est exécuté au Pakistan et l’Otan peut annoncer que la gestion de la sécurité pourra être transférée aux forces locales dans les trois ans. En janvier 2012, les talibans signent l’accord pour ouvrir un bureau à Doha, geste salué par l’ONU comme crucial pour la recherche d’une solution politique qui puisse stabiliser l’Afghanistan. «Rétrospectivement, le Qatar devenu incontournable en Afghanistan, n’a jamais fait de meilleur investissement depuis qu’il a choisi de liquéfier son gaz pour l’exporter», poursuit Andreas Krieg.

Le Qatar se présente sur le terrain afghan en médiateur neutre et positif, comme dans nombre de ses interventions diplomatiques depuis la fin des années 1990, mais cette neutralité l’a logiquement mené à devoir s’entendre avec des parties moralement ou politiquement mises au ban, faisant peser sur lui des soupçons de complicité, notamment avec l’islamisme. Spécialiste de l’islam politique et professeur à Sciences Po Paris, Stéphane Lacroix précise : «Dès les années 2000, quand les États du Golfe se sont lancés dans une compétition pour le  branding international , le Qatar a voulu très vite se distinguer comme étant le médiateur universel et le seul acteur arabe capable de s’adresser à toutes les parties d’un conflit, Israël et le Hamas, chiites et sunnites libanais et irakiens, Érythrée et Djibouti, le Kenya et la Somalie, les États-Unis et les talibans. Cette stratégie a mené les Qataris à avoir de bonnes relations avec les islamistes qu’ils sont aussi les derniers dans la région à entretenir. Sur l’Afghanistan, Doha ne fait rien sans l’aval des États-Unis et, si l’émirat a un agenda c’est celui de son image de marque et de sa reconnaissance internationale».




Premier succès diplomatique

La représentation talibane à Doha est peu active dans les années qui suivent son ouverture : l’émirat veille à sa réserve absolue et les négociations patinent, entravées par le refus des autorités afghanes officielles d’y participer, puis par des désaccords sur l’échange de prisonniers. Mais elles reprennent activement sous le mandat de Donald Trump pour aboutir, en février 2020 à un accord entre Américains et talibans «pour amener la paix en Afghanistan». Refusant de considérer les nombreuses entorses à cet accord fait par les talibans qui progressent à nouveau sur tous les fronts, Joe Biden, successeur de Trump, un an plus tard, s’attache pour sa part à en respecter au mieux la lettre et le calendrier, aboutissant à la débâcle que l’on connaît. Faisant aussi du Qatar la seule fenêtre de l’Occident en Afghanistan, comme l’a confirmé le 12 novembre la délégation de la représentation des intérêts américains dans le pays à l’ambassade qatarie à Kaboul. «Ce succès diplomatique du Qatar est tout à son bénéfice pour un investissement auprès des talibans finalement faibles : quelques vols humanitaires et je ne le vois pas s’investir davantage car cela pourrait nuire à son image», constate Homayoune Tandar, diplomate de l’ancien régime afghan. Une source informée tempère : «Le Qatar évite aux talibans l’asphyxie financière en leur fournissant les quelques fonds qui permettent aujourd’hui à leur administration de fonctionner, mal mais de fonctionner». L’effondrement de l’État taliban n’est aujourd’hui dans l’intérêt de personne, et l’Occident doit apprécier ce geste qatari de survie qu’ils ne sauraient se résoudre à faire.

L’efficacité qatarie, aussi neutre soit-elle, n’est pas un effet secondaire, le premier étant sans doute la constitution d’une forme de dyarchie de la classe dirigeante talibane. En effet, l’équipe diplomatique talibane à Doha, dirigée depuis 2018 par Abdul Ghani Baradar, est affiliée à la «branche historique de Kandahar» qui fait montre de modération face à la branche «Haqani», qui a mené le combat sur le terrain, notamment nombre d’opérations terroristes. Pendant ce temps-là, «l’École diplomatique du Qatar, liée à la prestigieuse Université américaine de Georgetown, formait les négociateurs afghans», rappelle notre source. Entre diplomates installés au Qatar et insurgés soutenus par les services pakistanais, le fossé s’est creusé. En septembre, les chefs du réseau Haqani, dont les troupes ont pris Kaboul, se réserve l’essentiel des postes gouvernementaux, les combattants mettant sur la touche les «talibans de l’extérieur». Cette dichotomie n’est pas étrangère aux assurances de modération données par les talibans lors de leurs actives tournées diplomatiques, quand sur le terrain les excès des nouveaux hommes au pouvoir ne cessent. Le Qatar a tenté lui-même d’y mettre bon ordre par la voix de son ministre des Affaires étrangères qui, le 30 septembre, jugeait «décevante» l’action sur le terrain des talibans, leurs conseillant de «prendre exemple sur le Qatar» en matière de gouvernance islamique. Hélas, Doha n’a pas l’oreille des hommes forts de Kaboul, qui répondent davantage aux services pakistanais, beaucoup moins neutres.
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