©Illustration: Camille Elamine
Je suis une ballerine beyrouthine. J’aime cette sonorité, elle m’évoque une poésie.
Après des centaines de tentatives, je tenais enfin pour acquise la position que je travaillais depuis des semaines. Élégamment cambrée, le pied précisément positionné dans mon chausson rose, ignorant la douleur, je me tenais sur pointe. Première victoire. J’étais appuyée sur ma jambe droite tendue et j’avais relevé la gauche en angle droit. Mon buste se cambrait dans les règles de l’art et permettait à ma poitrine et ma tête relevée de s’offrir au public, imaginaire pour l’heure. Et tandis que je songeais à l’élégance de ma main gauche dans le prolongement de mon bras tendu, parallèle à ma jambe suspendue, mon bras droit s’élevait avec grâce vers le ciel. Seconde victoire. Je maîtrisais enfin l’arabesque! J’aurais aimé sourire et si nous avions été dans un dessin animé Walt Disney, mon reflet de danseuse m’aurait certainement gratifiée d’un clin d’œil complice.
Ce miroir dans lequel je scrutais mes mouvements et leur justesse était mon plus fidèle compagnon. Intraitable, il était plus terrible encore que Carlotta, mon exigeante professeure de danse.
Voilà deux ans que j’habitais et dansais à Beyrouth. Il y a peu de studios de danse classique dans la capitale libanaise. Mais il y a celui de Carlotta, ballerine italienne installée à Bourj Hammoud avec son époux, musicien libanais.
Illustration: Camille Elamine
Nous étions une centaine d’élèves, mais le jeudi soir, lorsque je venais m’entraîner, nous nous retrouvions à dix danseurs environ, nombre confortable pour jouir pleinement du miroir mural.
«Mabrouk Victoria», a dit sobrement Carlotta du fond de la pièce.
Après ce n’est plus très net… Oui, j’ai bien entendu les pneus de la voiture crisser et peut-être même entendu le bruit de tôle froissée. Un accident comme il peut y en avoir ici. Êtes-vous déjà venus à Beyrouth? La conduite est avant tout une affaire de nerfs. Mais je n’ai pas bougé d’un iota et mon arabesque est restée parfaite. Et puis les hurlements d’une femme: «Voiture piégée!» Je me suis jeté un dernier coup d’œil… et mon reflet Walt Disney s’est fissuré.
Le miroir a explosé en mille morceaux dans une pluie d’argent magnifique. J’étais concentrée depuis plusieurs minutes pour tenir ma position, et même dans l’urgence, je n’ai pu la lâcher facilement. Un temps de latence un peu trop long… je n’ai pu protéger mon visage.
Les bris de verre me sont arrivés en pleine figure. J’ai repris connaissance après quelques minutes. Soufflée. Aucun de nous n’a été tué. Aucun de nous n’a même été grièvement blessé. Nous étions tous traumatisés.
Ce jour-là, durant mon entraînement de danse classique, j’ai vu mon visage dans le miroir pour la dernière fois. Je n’ai jamais plus réussi ensuite à lever les yeux vers lui. Mon visage a disparu en même temps que son reflet. Mais mon arabesque, elle, est restée inchangée.
Après des centaines de tentatives, je tenais enfin pour acquise la position que je travaillais depuis des semaines. Élégamment cambrée, le pied précisément positionné dans mon chausson rose, ignorant la douleur, je me tenais sur pointe. Première victoire. J’étais appuyée sur ma jambe droite tendue et j’avais relevé la gauche en angle droit. Mon buste se cambrait dans les règles de l’art et permettait à ma poitrine et ma tête relevée de s’offrir au public, imaginaire pour l’heure. Et tandis que je songeais à l’élégance de ma main gauche dans le prolongement de mon bras tendu, parallèle à ma jambe suspendue, mon bras droit s’élevait avec grâce vers le ciel. Seconde victoire. Je maîtrisais enfin l’arabesque! J’aurais aimé sourire et si nous avions été dans un dessin animé Walt Disney, mon reflet de danseuse m’aurait certainement gratifiée d’un clin d’œil complice.
Ce miroir dans lequel je scrutais mes mouvements et leur justesse était mon plus fidèle compagnon. Intraitable, il était plus terrible encore que Carlotta, mon exigeante professeure de danse.
Voilà deux ans que j’habitais et dansais à Beyrouth. Il y a peu de studios de danse classique dans la capitale libanaise. Mais il y a celui de Carlotta, ballerine italienne installée à Bourj Hammoud avec son époux, musicien libanais.
Illustration: Camille Elamine
Nous étions une centaine d’élèves, mais le jeudi soir, lorsque je venais m’entraîner, nous nous retrouvions à dix danseurs environ, nombre confortable pour jouir pleinement du miroir mural.
«Mabrouk Victoria», a dit sobrement Carlotta du fond de la pièce.
Après ce n’est plus très net… Oui, j’ai bien entendu les pneus de la voiture crisser et peut-être même entendu le bruit de tôle froissée. Un accident comme il peut y en avoir ici. Êtes-vous déjà venus à Beyrouth? La conduite est avant tout une affaire de nerfs. Mais je n’ai pas bougé d’un iota et mon arabesque est restée parfaite. Et puis les hurlements d’une femme: «Voiture piégée!» Je me suis jeté un dernier coup d’œil… et mon reflet Walt Disney s’est fissuré.
Le miroir a explosé en mille morceaux dans une pluie d’argent magnifique. J’étais concentrée depuis plusieurs minutes pour tenir ma position, et même dans l’urgence, je n’ai pu la lâcher facilement. Un temps de latence un peu trop long… je n’ai pu protéger mon visage.
Les bris de verre me sont arrivés en pleine figure. J’ai repris connaissance après quelques minutes. Soufflée. Aucun de nous n’a été tué. Aucun de nous n’a même été grièvement blessé. Nous étions tous traumatisés.
Ce jour-là, durant mon entraînement de danse classique, j’ai vu mon visage dans le miroir pour la dernière fois. Je n’ai jamais plus réussi ensuite à lever les yeux vers lui. Mon visage a disparu en même temps que son reflet. Mais mon arabesque, elle, est restée inchangée.
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