Au Liban, en quête de ce qui demeure
Pays de bruits et de poussière. D’odeurs, de gorges râpeuses, de nez bouchés. De chaleur. De peaux, d’exacerbation. Je retrouve le Liban, pays de gestes hauts, de valeurs. De droits bafoués. De foi, d’action. Pays de connivences et de traditions. Je retrouve le Liban, même et différent. Entrelacs de muscles et de turbulences. Le Liban, actualités et Histoires aux pages tragiques.

Il y eut les guerres. Une part de moi oubliée dans les abris ces années-là. Grandir entre deux explosions en apprenant à exister, yeux immobiles, fixés sur un seul impératif: poursuivre la vie. La vie, nécessité absolue. Se raccrocher aux actions familières comme si elles pouvaient nous distraire, nous éloigner du drame. Il y eut de longues années de guerre et leur fin brusque, comme une porte de placard claquée sur les ténèbres. La reprise, comme si nous n’avions connu que la normalité. Et nos enfants qui s’agacent aujourd’hui de nos fidélités, tu écris encore la guerre, mais pourquoi!

Il y eut l’exil, la vie et ses mouvements. J’ai manqué des mariages, des naissances. Manqué des cérémonies, heureuses ou tragiques. Manqué des partages quotidiens, lenteur et accélérations ordinaires.

Il y eut la terrible crise économique, ses conséquences funestes. Un nouvel exil mais en pays natal, je ne trouvais plus de repères, j’avais perdu toute notion du réel, plus idiote que jamais devant les monnaies et les équivalences. J’ai pleuré la pauvreté, désormais banalisée; l’humiliation d’un peuple vaillant, terrassé.

Il y eut Beyrouth le 4 août. Depuis, plus rien ne sera comme avant. Coup de grâce, le pays comme étranger depuis. Et mon exigence vitale de reconnaître le familier. Au lieu de regarder ce qui a changé, retrouver les traces de ce qui résiste dans nos partages, pour continuer à être soi, paradoxe d’identité collective.

Je me suis raccrochée au jeu inversé des erreurs, en quête de ce qui demeure : traquer les quatre premiers signes de permanence qui s’imposent à moi. Quatre pour le symbolique 4 août ; les premiers pour laisser parler le hasard. Quatre tableaux publics, comme trophées de survie.

Scène 1:

Une explosion. Le déferlement de sons qui lui succède, dans la nuit anonyme. Toujours de nuit. Il n’y a plus de guerre, mais un saint à fêter, un mariage ou un événement politique. Tous les deux jours, l’occasion de raviver les souvenirs de la violence sonore. Ce n’est rien, des pétards. Mar Charbel aujourd’hui ou Mar Eliés… juste des pétards. Ils te suspendent le sang, te taillent le souffle. Ils te figent les os, le temps d’un éclat sans lumière, sans les couleurs d’un feu d’artifice. Agression acoustique. Quelle différence avec l’époque des bombardements? Le sentiment d’insécurité n’est pas rationnel. L’engourdissement, bienheureux engourdissement… et l’explosion t’arrache au sommeil. Cœur battant, j’attends le pétard qui suivra. Un décompte à rebours tendu vers le point zéro du silence retrouvé. Le calme arrive trop tard, on ne sait plus l’accueillir. Corps mobilisé par une alerte inutile. Avec le retour du jour, toute la région râle: «Maouatoulna aassabna, ils nous ont tué les nerfs». Mais qui donc pétarde la nuit de réminiscences?

Scène 2:

– Écrase-le, s’il te plaît écrase-le, j’ai peur…


– Moi, écraser un cafard? Pff!

Il me tourne le dos avec le dédain qui cache sa phobie. La bête s’affole sur place, trace des cercles en stries noires, dans tous les sens. Le cafard est énorme, il va crisser sous ma chaussure, bruit insupportable de vide qui me visse les tripes. Fermer les yeux, pour ne rien sentir. D’un geste brusque, en poussant un petit cri pour couvrir le craquement, je projette la lourdeur de mon corps sur le pied droit, sandale plaquée sur le frétillement de ses pattes. Ce bruit, le même. J’appuie de toute ma peur, de crainte qu’il n’émerge vivant. Sa vie, son agitation m’effraient. L’idée d’une possible vengeance irrationnelle. J’appuie, cœur en panique. Le cafard n’est plus que forme aplatie, le mouvement s’est arrêté. Je tue, sans me rassurer. Le vacarme de son vide grince toujours en moi.

Scène 3:

Longues et fastueuses tablées familiales. Le moment où l’un des hommes se précipite sur son verre qu’il lève avec emphase, joues suintantes de plaisir rougeâtre: Keskone! Keskone ya jaméaa! à votre santé ! à la santé de l’assemblée ! L’entrechoquement des verres couvre toute menace de silence, les éclats de voix prennent la relève. On hoche de la tête sans entendre parfois, simple encouragement à la poursuite de ces moments de bonheur. Du lien sans fondement autre que les heures qui se passent, quand elles se passent. Les sourires machinaux n’en sont pas moins détente bienheureuse.

Simplement. Mélange de sans-gêne et de protocole. Les convives se comportent très simplement en fait, malgré la sophistication. Les hommes se lèvent de table quand ils ont terminé, sans se préoccuper de bienséance. Ils allument une cigarette, réclament le café sans attendre qu’il soit proposé. S’impatientent si le café tarde. Vont et viennent. Faites comme chez vous.

Scène 4:

La fin des phrases? Trop longue à venir, quelle que soit la phrase, impossible d’attendre! Nous avons l’impression de la deviner quand l’autre n’a fait que commencer. À moins que ça ne soit l’angoisse de tout dénouement qui nous presse de l’éviter. Une frayeur absolue, sans lien avec la conversation actuelle, comme une peur déplacée de la mort, de l’anéantissement. À moins que ça ne soit l’impatience, tout simplement. Il n’y est pour rien, l’autre dans le rythme qu’il impulse à ses mots. Nous l’interrompons, en plein élan. Nous parlons par-dessus ses phrases, sans le couper réellement. Dédoublements, chorale polyphonique, parce qu’entre-temps, un troisième, un quatrième, et puis l’autre du coin de la pièce… se précipitent, émulation par le verbe. Les tirades s’enchevêtrent, pieds de nez à la communication. Alto, ténor, cris d’enfants, soprano, onomatopées, rires stridents… l’écho ne sait plus quels sons renvoyer. Puis l’un de nous s’énerve, impose sa voix quelques secondes: «Mais laissez-moi finir! Mais laissez-moi parler! Mais je n’ai pas fini!»

Je peux poursuivre ce jeu des ressemblances, ne jamais le terminer, le quotidien est plus inventif que nous. Accumuler les preuves de notre immanence dans les trames du réel. Lectures dans le marc du café, klaxons intempestifs sans raison, gestes de générosité spontanée, parties de trictrac sur les trottoirs…

Je retrouve toujours le Liban dans ces détails d’existence en commun. Pays de nerfs. D’humidité. D’impatience, de nonchalance. Profondeur et superficialité. De bourdonnements, d’effervescences, de siestes. Croyance et scepticisme. Je retrouve le Liban. Pays de poésie, de pragmatisme. De débordement, d’audace. De larmes. Je retrouve le Liban. Ses étourdissements.

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