«Le Seigneur des anneaux»: le roman du siècle… tapé à deux doigts
Tolkien a tapé «Le Seigneur des anneaux» à deux doigts pendant douze ans. ©Ici Beyrouth

Avant d’être une saga culte, Le Seigneur des anneaux fut le fruit d’un labeur solitaire, patient et obstiné. Pendant plus de douze ans, Tolkien a rédigé et tapé à la main son épopée, lettre par lettre, armé de deux doigts et d’une vision inébranlable.  

On imagine volontiers Le Seigneur des anneaux comme un monument de la fantasy moderne – ce qu’il est incontestablement. Mais ce qu’on oublie souvent, c’est que ce chef-d’œuvre n’est pas seulement le produit de l’imagination foisonnante d’un professeur d’Oxford passionné de langues anciennes; il naît d’un travail acharné, profondément manuel, mené dans la solitude et l’obstination. Pendant plus de douze ans, J.R.R. Tolkien rédige, corrige, recopie, puis dactylographie son œuvre, non pas à la vitesse du traitement de texte moderne, mais en tapant lentement, laborieusement, avec seulement deux doigts.

À l’ère des claviers agiles, cette lenteur semble dépassée. Mais c’est là que réside le souffle singulier du Seigneur des anneaux: chaque mot est pesé, chaque phrase sculptée. Derrière la magie des Terres du Milieu, il y a une épopée silencieuse, celle d’un homme seul devant la page blanche, avançant lettre après lettre, avec une détermination farouche.

Tolkien n’est pas un écrivain professionnel au sens strict. Philologue, professeur à Oxford, il écrit le matin, tard le soir, entre les copies à corriger et la vie de famille. Loin des cadences imposées aujourd’hui par le marché éditorial, il avance à un rythme d’artisan, imposant jusque dans sa manière de dactylographier un tempo très personnel: deux doigts, un à chaque main, sur une Royal des années 1940. La vitesse n’a aucune importance; la rigueur, si. Ce qui pourrait être un handicap devient une force de concentration. Tolkien relit, rature et reprend. Il rédige d’abord à la plume, sur du papier ligné, puis, une fois satisfait, dactylographie la version stable, qu’il corrige à nouveau. Plusieurs états de chaque chapitre existent encore dans ses archives, couverts de remarques et de suggestions.

Douze ans d’obsession, une œuvre forgée dans la lenteur

En décembre 1937, juste après la publication du Hobbit, Tolkien se lance dans l’écriture du Seigneur des anneaux. L’aventure va s’étendre jusqu’en 1949. Douze années émaillées de doutes, d’interruptions et de conflits éditoriaux. À l’origine, Tolkien ne vise qu’une simple suite pour Bilbo, mais son univers devient vite tentaculaire. Il invente des langues, des peuples et des royaumes. Sa correspondance témoigne de cette gestation douloureuse: fatigue, angoisse et surtout l’impression de ne jamais finir. Souvent, il envisage d’abandonner, mais il persévère, mû par une vision intérieure. En tapant son texte à deux doigts, il ralentit le temps et s’immerge dans le monde qu’il bâtit. Chaque page tapée devient une parcelle tangible de la Terre du Milieu.

On l’imagine penché sur sa machine, concentré, frappant chaque lettre lentement, entre piles de papiers et cartes tracées à la main. La mécanique de la Royal résonne comme un métronome. Cette lenteur, c’est sa méthode. La machine à écrire, loin d’être un simple outil, fait partie du processus. Elle offre une matérialité «officielle» à un monde né de manuscrits raturés, souvent illisibles. Malgré sa maladresse, Tolkien a longtemps refusé qu’on tape ses textes à sa place, tenant à ce que chaque page passe sous ses doigts. Ce n’est que dans les dernières années, et pour certains exemplaires, qu’il a fini par accepter une aide.

Ce qui frappe, c’est cette fidélité absolue à son propre rythme. Jamais il ne cherche à aller plus vite, jamais à gagner du temps. C’est un trait que l’on retrouve d’ailleurs dans son œuvre: les héros de la Terre du Milieu progressent à pied, lentement, au prix de mille efforts, loin des raccourcis et des exploits. L’aventure, chez lui, est une traversée intérieure.

Tolkien vit littéralement son roman en l’écrivant, dans un dialogue obstiné avec sa machine à écrire et ses deux doigts: lent, mais déterminé. Quand on lit aujourd’hui Le Seigneur des anneaux, on sent cette densité, cette résistance à la précipitation: rien n’y est facile ou gratuit, tout y est conquis page après page. Tolkien ne tape jamais vite, mais il tape juste. Son style dense, parfois archaïque, naît de l’effort, de la rigueur et de la lenteur.

À l’heure où règnent l’immédiateté et les (pénibles) injonctions de l’instantané, son parcours rappelle que la littérature peut aussi naître de la patience, et que les chefs-d’œuvre sont des actes de foi, bâtis un caractère à la fois.

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