En Russie, une « révolution culturelle » conservatrice est en marche
©L'acteur et directeur du Théâtre provincial de Moscou Sergey Bezrukov lors d'une entrevue à son théâtre à Moscou. Crédit Photo: Natalia Kolesnika/AFP
« Profiter de l’isolement pour renouer avec nos traditions » : de plus en plus coupée du monde occidental à cause de son offensive en Ukraine, la Russie a lancé une « révolution culturelle » conservatrice aux allures d’épuration artistique.

Si le président Vladimir Poutine se fait depuis des années le gardien des « valeurs traditionnelles » face à un Occident dépeint comme décadent, la crise avec les pays européens et les États-Unis donne un nouvel écho à cette rhétorique.

Et dans ce culte exacerbé des valeurs conservatrices, dont les piliers sont la foi orthodoxe, le patriotisme et la défense de la « vérité historique » telle que vue par le Kremlin, le monde culturel est appelé à jouer les premiers rôles. Pour la star du cinéma Sergueï Bezroukov, persona non grata en Union Européenne à cause de son soutien public à l’intervention militaire en Ukraine, « nous devons profiter de l’isolement pour renouer avec nos traditions ».

« Pendant 30 ans, on a vécu dans l’univers américain de Marvel. Il est temps de créer le nôtre », estime le comédien de 48 ans depuis le théâtre moscovite Goubernski, qu’il dirige.

« Revenir en URSS est impossible, mais on peut redonner foi dans la Russie (...) et ne plus bafouer nos vraies valeurs », ajoute l’acteur. « Et le mot +patriote+ ne doit plus être une injure », insiste-t-il. Comme lui, nombre de célébrités russes ont acclamé l’offensive en Ukraine et le virage conservateur qui l’accompagne.

« Les événements épiques auxquels nous assistons lancent une vraie révolution conservatrice », s’exclame Edouard Boïakov, créateur du festival du théâtre contestataire Nouveau Drame et aujourd’hui défenseur ardent de l’opération militaire.

De l’autre côté, des célébrités qui critiquent publiquement l’offensive en Ukraine sont aujourd’hui mises à l’index. « Plus de 100 prestations musicales ont été annulées depuis février », indique à l Alexeï Kozine, directeur de Navigator Records, principale compagnie qui édite le rock russe. Une « liste noire » qui circule dans ces milieux compte, selon lui, une quarantaine de musiciens, dont le rocker Iouri Chevtchouk, qui a accusé le Kremlin de « tuer les jeunes Russes et Ukrainiens », lors d’un concert en mai.

Fin juillet, le chef du groupe parlementaire pro-Kremlin « Russie Juste », Sergueï Mironov, a appelé à dresser une « liste blanche d’artistes patriotes » pour expliquer au public « qui est qui dans l’art russe aujourd’hui ».


En attendant, le pouvoir a commencé à mettre au pas les théâtres.

Fin juin, la mairie de Moscou n’a ainsi pas reconduit les contrats avec les directeurs artistiques de trois théâtres du Nouveau drame, dont le Centre Gogol du metteur en scène Kirill Serebrennikov, opposé à l’offensive en Ukraine. « Les contrats ont expiré », a sommairement justifié la mairie, qui avait déjà annoncé en mars cinq fusions de théâtres pour « optimiser » le système.

« Le pouvoir ne veut plus d’art provocateur, préférant l’art tranquille, voire ennuyeux, mais rassurant », explique le dramaturge du Centre Gogol Valéri Petcheïkine. « Résultat, le théâtre reviendra aux grands classiques, le cinéma aux comédies reposantes et les musées aux expositions équilibrées », anticipe-t-il.

À cela s’ajoutent des annulations d’expositions, comme celle de l’artiste russo-américain Grisha Bruskine, consacrée aux « idéologies et leurs mythes », close en avril, trois mois plus tôt que prévu, « pour des raisons techniques ».

« En pleine guerre en Ukraine, une révolution culturelle se produit en Russie », met en garde sur les réseaux sociaux Marina Davydova, rédactrice en chef de la revue Teatr, aujourd’hui en exil. « Après 30 ans de libéralisme pro-occidental, une révolution conservatrice est en cours en Russie », se réjouit Olga Andreeva, de l’hebdomadaire conservateur russe « Expert ». « C’est le moment de vérité sur le chemin de la Russie dans l’éternelle lutte entre les occidentalistes et les slavophiles », qui trouve ses origines au 19e siècle, dit-elle.

Et M. Poutine donne lui-même le ton.

En mars, il a appelé la nation à « se purifier » des « traîtres » qui « gagnent leur argent ici, mais qui vivent là-bas (en Occident) même pas au sens géographique du terme, mais selon leurs pensées, dans leur conscience servile ». En juillet, il a pris la tête du nouveau mouvement des jeunes, Bolchaïa Peremena, qui rappelle celui des « Pionniers » soviétiques. Symbole de ce virage, le monument du soldat inconnu a remplacé le dieu grec des arts Apollon au fronton du théâtre Bolchoï sur le nouveau billet de 100 roubles, mis en circulation fin juin.

AFP
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