Paintings 2020-2022: Conversation avec Walid Sadek
Walid Sadek est artiste, écrivain et professeur au Département des beaux-arts et d'histoire de l'art à l'Université américaine de Beyrouth.

Paintings 2020-2022, à la galerie Saleh Barakat, est sa première exposition de peintures et sa première exposition personnelle au Liban depuis 2010.

Cette exposition témoigne d’un véritable tournant dans ton travail qui passe du conceptuel, souvent très radical allant parfois jusqu’à la disparition de l’objet, à l’objet. Que s’est-il passé durant ces deux dernières années?

Autant que je puisse être conscient de ce tournant, il y a six années de cela, en 2016, mon travail faisait l’objet d’une petite exposition à Mumbai, et lorsqu’on m’a envoyé des images de cette exposition, parce que je n’avais pas pu y être, j’ai senti que j’aurais pu réaliser ce travail de dix façons différentes. Cela m’a fait pressentir qu’il y avait là comme une crise parce que, si je réalise qu’un travail aurait pu être réalisé de différentes manières, cela signifie qu’il n’est plus nécessaire et qu’il devrait être reconsidéré. Après réflexion, et un peu d’appréhension, j’ai donc décidé de mettre un terme au travail de ces dix dernières années au moins, pensant que quelque chose avait probablement changé au Liban, que je continue de me poser des questions liées à l’après-guerre et d’essayer de trouver des manières de les visualiser sous forme d’installations alors que nous ne sommes peut-être plus dans cette période de l’après-guerre. J’ai alors rassemblé mes dix années de travail et je les ai offertes à un ami, convenant avec lui qu’à dix années de là – six ans à partir d’aujourd’hui – nous exposerons ce travail rétrospectivement pour une génération plus jeune afin de voir si cela pouvait être intéressant. Je me suis alors senti libéré d’un certain héritage et me suis dit que je n’avais rien de plus à dire en tant qu’artiste. J’ai donc écrit un essai sur le temps après le temps de l’après-guerre, puis je me suis dit que j’avais besoin de faire quelque chose qui n’ait rien à voir avec les questions que je me posais avec les personnes de ma génération et que, pour cela, il fallait que je revienne aux fondamentaux. J’ai choisi de revenir au dessin et, pendant quatre années, je me suis mis à dessiner. Durant les périodes de confinement, j’allais à Dalieh sur ma bicyclette et j’y passais la journée entière à dessiner. J’étais en train de redécouvrir le fait qu’on pouvait regarder le monde, j’étais à nouveau amoureux du monde. À un certain moment, j’ai senti que j’avais suffisamment regardé, j’ai éprouvé le besoin d’aller dans un atelier et j’ai commencé à peindre. Pourquoi j’ai choisi de peindre? Parce que j’ai senti alors, et je continue de le sentir, que le fait de construire une peinture constituait pour moi un grand défi, que c’était la chose la plus difficile à accomplir, par opposition à la facilité que j’avais atteinte à monter ce genre d’installations phénoménologiques qui constituaient avant cela l’essentiel de mon travail.



Qu’en est-il du rôle du texte dans ton travail? En général il prend le relais. Il permet de dire quand on ne veut pas montrer. Il se substitue à l’image et devient dans certains cas une image. Peut-on dire que, parallèlement à cette mise en présence de l’objet, on assiste aujourd’hui aussi à un retrait du texte?

J’ai effectivement senti que j’avais besoin de produire un art qui ne soit pas la visualisation d’un texte, j’ai donc décidé de me passer de mots, de titres et, si possible, de faire quelque chose qui soit visuellement attirant, une œuvre capable d’attirer de manière optique.

Avec beaucoup de travail et de temps, un autre tournant est alors apparu, un tournant «décoratif». Quand une peinture ne se réfère à rien d’autre qu’à elle-même, quand elle ne raconte plus une histoire, quand elle n’est plus un miroir de mon expression personnelle, elle est décorative. À partir de là, j’ai pris conscience du fait que je ne cherchais effectivement pas, à travers ce travail, une expression personnelle, mais que je voulais m’étendre, autant que cela était possible. Graduellement, j’ai développé un travail qui n’avait plus besoin de recourir au texte. J’ai continué à écrire, mais mes écrits ne sont plus liés à mon travail artistique. J’écris à propos de politique, d’art, de culture, mais le texte et le travail artistique ne sont plus destinés à se compléter l’un l’autre, comme auparavant.



Quelques mots au sujet de la scénographie et la mise en valeur des éléments dans l’espace: comment ces petits objets parviennent-ils à trouver leur place sur les grands murs blancs de la galerie et son format «white cube»? Est-ce qu’il y aurait ici quelque chose qui serait de l’ordre du rapport des vides et des pleins?


Saleh était favorable à l’idée d’exposer ce travail dans une plus petite galerie, disant un jour que la galerie Agial pourrait donner à ce travail le caractère d’intimité dont il aurait besoin. J’ai alors compris que c’était exactement ce que je ne voulais pas. Je voulais que le travail soit exposé sans défense, mais qu’il soit également suffisamment riche pour pouvoir participer à la construction d’une intimité qui serait instiguée par le spectateur. Pour cette raison, les tableaux avaient besoin d’être séparés de telle sorte que, lorsque vous allez vers l’un d’eux, vous ne voyez pas les autres. Vous pouvez les voir de loin comme des petits points, autrement, vous devez aller les visiter, comme si vous faisiez un petit pèlerinage: allez-y et voyez s’il y a là quelque chose pour vous.

Dans mes précédents travaux, j’ai toujours accueilli les espaces vides. Le blanc, pour moi, est une belle chose, il ne m’inquiète pas. On sait, bien sûr, qu’un grand nombre d’expositions qui se font en Occident dans ce qu’ils appellent «white cube» sont ainsi. On y est à la limite de la sacralisation de l’objet, mais c'est là un prix que je suis disposé à payer pour cette expérience esthétique offerte au spectateur. Il est vrai, d’après ce que j’ai entendu de la part des personnes qui sont venues, que les gens viennent et visitent l’exposition. Mais l’une d’elles m’a dit que la visite prend beaucoup de temps si vous voulez regarder les 26 tableaux parce que vous ne pouvez pas les voir de loin. C’est comme un pèlerinage, vous devez aller les regarder de près.



Penses-tu qu’on serait aujourd’hui en train d’expérimenter les limites de l’art conceptuel et qu’il y aurait, plus largement, un retour aux fondamentaux, la peinture en l’occurrence?

Disons qu’un groupe de personnes a fait un travail et inventé un langage formel qui n’est pas catalogué comme étant contemporain ou conceptuel, et qui paraît nécessaire et pertinent pour poser un nombre de questions après la fin officielle de la guerre. Même si on peut le placer dans une plus grande catégorie, ce travail constituait une véritable tentative de réponse à la question suivante: comment peut-on éthiquement faire de l’art après la guerre? Et je pense que, si cette période de l’après-guerre a pris fin, il y a donc nécessairement un besoin de reconsidérer le langage formel avec lequel on a travaillé.

La peinture, d’après Michael Fried, a sa propre histoire. Si l’art contemporain en général était très connecté à l’axe horizontal ou l’axe syntagmatique de ce qui se passe dans le monde maintenant, il a souvent échoué dans sa conversation avec l’histoire de l’art. Tout se passe comme si l’art avait commencé il y a quarante ans, et peut-être qu’il y a maintenant un besoin de rééquilibrer ou d’inverser la donnée, comme si la conversation avec le vertical, avec l’histoire de l’art, paraissait aujourd’hui plus intéressante.

Je pense qu’il y avait un temps où on avait besoin, à Beyrouth, de ce qu’on appelle «l’art contemporain». De même je ne pense pas qu’en 1990 cela faisait sens de faire de la peinture. Le texte était alors important parce qu’il permettait de formuler le fait que la similarité du langage formel entre le travail artistique que nous faisions ici et le même travail qui était fait en Occident était en fait une similarité de surface.

L’art n’évolue pas de manière linéaire. Il n’y a pas de retour ni un mouvement vers la peinture, mais plutôt, et en cela on reconnaît les moments de transition et de crise, le fait que rien en fait ne vient à bout de l’art. On ne laisse pas tomber la peinture pour faire de la vidéo. Elles cohabitent, notamment dans les temps de crise, quand nos certitudes par rapport à un certain art se brisent. À partir de là, tous les chemins sont ouverts. C’est beau de vivre suffisamment longtemps pour expérimenter la mort d’une certitude, parce que quand on y est, rien d’autre n’est important. La peinture est toujours là, elle est morte plusieurs fois, il n’est donc pas vraiment question de la faire renaitre. C’est comme le fait de danser avec la mort. C’est beau.

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