Taïwan, une société à la fois «chinoise, et moderne»
Avec la récente montée des tensions entre la Chine populaire et Taïwan, le conflit entre les deux pays est revenu au cœur de l’actualité. D’un côté, la République de Chine, le régime en place à Taïwan, qui revendique son indépendance vis-à-vis de la Chine comme régime souverain et indépendant ; de l’autre, la République populaire de Chine, qui considère que l’île lui revient légitimement et souhaite la « réunification ».

Stéphane Corcuff, enseignant-chercheur à Sciences Po Lyon, explique à Ici Beyrouth que la société taïwanaise se structure autour d’un « consensus identitaire », résultat d’un « processus de décolonisation plurielle et de la démocratisation d’une société aux multiples racines ».

Affiches promouvant la souveraineté de Taïwan, le jour de la visite de Nancy Pelosy à Taïwan, le 2 août 2022. (AFP)

 

 
Quel est l’état de l’opinion aujourd’hui vis-à-vis des rapports avec la Chine ?

Les Taïwanais considèrent majoritairement l’appel de la Chine à une « réunification » comme une négation de leur souveraineté. Pour moi, il s’agit bien, en effet, d’une volonté d’annexion d’un État souverain par un autre État souverain, et non de la récupération par la Chine populaire d’une province qui lui reviendrait en droit.

Un sondage effectué par Liberty Times début août indique que 78.3% des Taïwanais n’ont pas eu peur des dernières manœuvres militaires chinoises, tandis que 62.4% des Taïwanais pensaient que la menace que représentent ces essais militaires ne doit pas conduire Taïwan à cesser ses efforts en vue d’une meilleure reconnaissance internationale.

Il ne s’agit plus vraiment d’un clivage entre les Taïwanais « de souche », très largement hostiles à une union avec la Chine, et les descendants des Chinois continentaux arrivés à Taïwan à la fin de la guerre civile chinoise, longtemps restés davantage sensibles à une unification. On observe que les jeunes générations se rallient de plus en plus derrière un consensus taïwanais croissant, qui postule l’existence d’une nation taïwanaise distincte de la nation chinoise.
La promotion des peuples aborigènes constitue-t-elle un outil entre les mains du gouvernement taïwanais pour justifier la spécificité de l’île vis-à-vis de la Chine ?

Les peuples austronésiens, au patrimoine menacé, sont aujourd'hui au cœur d'une politique de sauvegarde culturelle. (AFP)

 

 

Il faut faire une différence entre les autochtones, qui sont les populations aborigènes (austronésiennes), et les Taïwanais dits « de souche », qui sont arrivés du Fujian et du Guangdong à partir du XVIIe siècle. Le groupe des « Continentaux », lui, est issu de la vague de peuplement suite à la défaite du Kuomintang face au parti communiste chinois, en 1949. La culture des Taïwanais est devenue ainsi un mélange entre des éléments culturels chinois, austronésiens, aborigènes, hollandais, japonais, et d’Asie du Sud-Est.

Contrairement à la Chine et à ses « minorités nationales », folklorisées par le Parti communiste, Taïwan cherche avant tout à sauvegarder un patrimoine aborigène qui, hélas, est en grande partie aujourd’hui perdu. Il ne s’agit pas, comme on a pu l’entendre dire, de mobiliser une composante austronésienne face à la Chine dans le cadre d’un processus de fabrique d’identité nationale, même si cela peut servir la cause de la promotion de la nation taïwanaise.

Le travail de justice transitionnelle mené par le gouvernement taïwanais pour les victimes de la dictature (entre 1947 et 1987) inclut désormais la question aborigène et l’inégalité structurelle dans laquelle les aborigènes ont été tenus pendant 400 ans. Est notamment débattue la très complexe question d’une rétrocession de leurs terres.
Est-il possible de comparer la situation de Hong Kong, où le parti communiste chinois n’a pas respecté le principe du « un pays, deux systèmes », avec celle de Taïwan ?

La situation de Taïwan est radicalement différente de celle de Hong Kong, et ce, depuis le début : Hong Kong était une colonie britannique, restituée en 1997 à la République populaire de Chine, tandis que Taïwan est dirigée par la République de Chine, un régime autonome et souverain depuis sa fondation.

La Chine a d’abord proposé le schéma du « un pays, deux systèmes » à Taïwan, ce que l’île a toujours rejeté, voyant dans cette proposition une négation de la souveraineté de son régime.

En réalité, la reprise en main autoritaire de Hong Kong par le régime chinois n’a fait que confirmer ce que les Taïwanais savaient déjà : non seulement la Chine communiste ne tient aucune promesse d’autonomie, mais en outre, elle étouffe brutalement toute velléité démocratique partout où elle exerce son contrôle. Ainsi, les évènements de Hong Kong ont principalement eu pour effet de renforcer la détestation des Taïwanais envers le régime chinois.
Le Kuomintang, un des trois principaux partis taïwanais, est pourtant favorable à la réunification avec la Chine. Il a conservé une majorité absolue au Parlement entre 1947 et 2016. Comment expliquer le vote pour ce parti ?

Mémorial de Chiang Kai-shek, président de la République de Chine de 1948 à 1975, à Taipei. (AFP)

 


 

Le Kuomintang prône la réunification entre l’île et le continent, mais son électorat est loin d’être favorable à cette idée. Ce qui pousse des Taïwanais à voter pour ce parti est le résultat de décennies d’endoctrinement sur leur sinité, la peur d’une instabilité géopolitique, et pour partie d’entre eux, un souci pour leurs investissements sur le continent. Notons cependant que le KMT n’est plus aujourd’hui que le troisième parti politique de l’île en termes d’intentions de vote.

Même au sein du Kuomintang, personne ne prône une unification avec la Chine. Pour autant, le vice-président du parti a été en Chine pendant les derniers essais militaires, ce qui a scandalisé l’opinion publique.

Il peut aussi s’agir d’une stratégie politique: ayant perdu leur espace électoral en faveur du Parti démocrate progressiste (le PDP actuellement au pouvoir), certains politiciens peuvent chercher une alliance avec la Chine pour se démarquer dans le jeu démocratique. Et peut-être aussi pour obtenir un soutien financier, mais rien n’est prouvé sur ce point pour l’instant.

Dans le même sens, ceux qui votent pour le PDP sont dans leur quasi-totalité opposés à une unification avec la Chine, mais ne soutiennent pas forcément le changement de nom du régime, par exemple de « République de Chine » en « République de Taïwan ». En fait, l’immense majorité des Taïwanais est pour le maintien du statu quo.
La pop-culture taïwanaise (musique, cinéma...) constitue-t-elle un outil de soft-power et de la diplomatie culturelle ?

Le bubble tea, boisson iconique de Taïwan, illumine le Times Square à New York en juillet 2022, après avoir été élu icône de la culture taïwanaise. (AFP)

 

 

À la différence de la Corée du Sud, les Taïwanais n’ont pas exporté leurs feuilletons télévisés ou leur pop-music.

En revanche, l’île excelle dans d’autres domaines, et avant tout dans l’industrie des semi-conducteurs, qui a rendu le monde entier dépendant de Taïwan économiquement. De même, l’État taïwanais a opté pour une approche plus intellectuelle du soft-power, investissant dans un soutien à la recherche sur Taïwan dans le monde plutôt que dans l’industrie du divertissement. La promotion des études taïwanaises à travers le monde constitue un outil essentiel du soft-power taïwanais.

Bien sûr, il faut citer une forme de soft-power inattendue : le fameux « bubble tea », thé froid au lait avec des boules de tapioca inventée par une société taïwanaise et popularisée aujourd’hui à travers le monde.
Taïwan est-elle « la Chine en mieux », ou plutôt le produit d’un brassage culturel dans lequel lidentité chinoise n’est qu’un élément parmi d’autres ? 

La majorité des Chinois est farouchement partisane du rattachement de Taïwan à la Chine populaire. (AFP)

 

 

Il s’agirait en effet d’une vision réductrice des choses, car Taïwan ne peut être résumée à son seul héritage chinois. La société taïwanaise est le résultat d’un brassage de populations qui conduit à une forme de cosmopolitisme culturel tant l’île est aujourd’hui parmi les territoires les plus internationalisés au monde.

Cette affirmation d’une « Chine en mieux » n’est pas fausse en soi, mais elle est réductrice. Taïwan, par ses expériences coloniales et internationales plurielles, sa lutte pour la démocratie, a été amenée à un consensus identitaire. Ainsi, on observe que Taïwan était majoritairement gouvernée au centre de l’échiquier politique depuis 25 ans, en dépit des horizons différents que regardent le Kuomintang et le DPP quand ils sont au pouvoir.

Dans leur recherche d’une manière d’être, comme j’aime le dire, à la fois Chinois et modernes, les Taïwanais ont créé in fine une citoyenneté et une nation taïwanaises, qui n’ont rien à voir avec la Chine moderne inventée par le Parti communiste chinois (PCC), alors que le PCC revendique le monopole absolu de l’écriture de ce que sont l’identité, l’histoire, la culture et la citoyenneté chinoises.

Taïwan nous a rappelé la merveille qu’est la démocratie : par ce système politique diamétralement opposé au totalitarisme chinois, la société taïwanaise a, à travers même les débats tendus pendant des années, réussi à subsumer des différences identitaires qui, parce qu’elles s’inscrivent dans un contexte géopolitique tendu, avaient toute chance de menacer la stabilité et l’indépendance de l’État. La singularité taïwanaise est ainsi un produit d’un double mouvement : celui de la décolonisation et de la démocratisation.
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