Au Conservatoire national, un jeu de chat et de souris
Les choses ne tournent plus rond, depuis un certain temps, au Conservatoire national supérieur de musique du Liban (CNSML). Appelant les professeurs, en août, à suspendre la signature des contrats de l’année académique 2022-2023 en raison de la détérioration des conditions de travail, la Ligue des professeurs du CNSML a suspendu, samedi dernier, sa grève, en guise de "geste de bonne volonté", suite à la réalisation de certaines de ses revendications. Décryptage des raisons sous-jacentes de l’effondrement de la plus haute référence musicale du pays.      

"Le silence est le désert où fleurit la musique, et la musique, cette fleur du désert, est elle-même une sorte de mystérieux silence", peut-on lire dans La musique et l'ineffable, sous la plume rutilante du philosophe Vladimir Jankélévitch. Penseur critique et musicologue chevronné, il œuvra, tout au long de sa prolifique carrière, à paver la voie à la compréhension du mystère de l’être par le truchement de notes évanescentes, voire même de l’ineffable silence symphonique. Aujourd’hui, cet art transcendant demeure de plus en plus condamné à un silence sinistre, dans un Liban miné et ruiné par la corruption et la mauvaise gestion des affaires publiques, menées par une oligarchie marchande. Ainsi, en musique comme en politique, l’effondrement des administrations publiques se poursuit à un rythme effréné. L’Orchestre philharmonique du Liban (OPL), dont près de la moitié de ses membres étaient des musiciens étrangers, faut-il le rappeler, est, peut-être, l’exemple le plus probant du délitement institutionnel, faute de compétence et de perspicacité des nautoniers de ce vivier musical qui l’ont voué à la ruine. Ceux-là mêmes qui réclamaient, pendant plus d’une décennie, les plus hauts titres (et salaires, bien évidemment), faut-il également le rappeler, ont abandonné, à la première embuche, l’orchestre national à son triste sort, cherchant vainement et lamentablement à faire carrière ailleurs. La plaie est malheureusement béante, et il est temps d’aborder le sujet principal: le Conservatoire national supérieur de musique du Liban (CNSML).

Silence assourdissant


À l’instar des autres institutions publiques, le CNSML est intrinsèquement lié au clientélisme qui puise ses origines dans la logique du partage du fromage, et où les ingérences politiques prédominent, érigeant en dogme la loi du plus fort. La nomination d’un tel directeur, conseil d’administration ou chef d'orchestre se fait donc rarement sur la base du mérite et de la compétence, mais plutôt par le biais de soutiens de partis politiques qui imposent tel ou tel nom. On en faisait ses choux gras. Cependant, avec l’effondrement économique cataclysmique, ces vautours se sont aussitôt rendu compte que le conservatoire national n’est plus un terrain fertile pour assouvir leur avidité. Ils ont ainsi laissé la plus haute référence musicale du pays agoniser dans un silence assourdissant.  Et c’est bien évidemment les professeurs, le maillon faible de cette tragédie, qui en paient le prix. Tout commence en mars 2022 lorsque la Ligue des professeurs du CNSML, présidée par le guitariste Edy Dorlian, appelle à une grève générale et au boycott des examens de mi-saison: "Compte tenu des conditions de vie désastreuses que subissent les Libanais, dont les professeurs du CNSML, à l’aune de l’effondrement économique et financier sans précédent, et de la forte détérioration du pouvoir d'achat local, nous avons adressé, en octobre 2021 et janvier 2022, deux lettres ouvertes au conseil d’administration du conservatoire, exposant un ensemble de revendications légitimes. Mis à part quelques lettres futiles, la direction n’a même pas pris la peine de nous répondre", déplore Edy Dorlian à Ici Beyrouth.

Communiqué du 19 mars 2022 de la Ligue des professeurs du CNSML déplorant la sourde oreille du conseil d’administration

Sourde oreille 


Les deux documents précités, transmis par la Ligue des professeurs et qu’Ici Beyrouth a pu consulter, évoquent trois requêtes principales : le versement des effets rétroactifs de la grille des salaires et échelons (évalués à quinze mois); la majoration des salaires et des indemnités de transport quotidiennes; et l’octroi d’une aide sociale aux professeurs du conservatoire à l’instar des autres institutions publiques. Face au refus de toute communication de la part de la direction du conservatoire, ladite ligue s’est vue "contrainte" de se mettre en grève, refusant d’assister aux examens de mars et de poursuivre l’année académique, afin de protester contre l’effondrement de leurs salaires qui s’élèvent à environ 150 dollars pour les plus expérimentés, et 75 dollars pour les moins gradés. "Ce n’est que suite à notre grève que le conseil d’administration, présidé alors par Walid Moussallem, avait accepté de tendre l’oreille, raconte M. Dorlian. Hiba al-Kawas, alors membre de ce conseil, s’était entretenue avec la ligue et nous avait promis de suivre l’avancement de notre dossier. Elle avait toutefois méprisé le rôle militant de la Ligue des professeurs du CNSML, jugeant que cette dernière n’a aucun statut représentatif." Selon le guitariste libanais, la "politique discriminatoire" qu’exerce Hiba al-Kawas avant et depuis sa nomination "par intérim" (faut-il le préciser afin de rectifier une inexactitude majeure commise par certains médias et par le ministère de la Culture, quant au statut officiel de Mme al-Kawas) à la tête de l’institution musicale nationale, est dangereuse, et entrave tout dialogue constructif. Et d’ajouter: "Notre association est déclarée auprès du ministère de l’Intérieur. Son avis de constitution, daté du 8 février 2014, a été publié dans le Journal officiel. Contrairement à Mme al-Kawas, qui a été nommée par intérim, nous sommes élus par les professeurs et nous parlons en leur nom. Notre statut est aussi officiel que le sien. Elle ne peut pas continuer à faire la sourde oreille".


Temps des grèves



Chose promise, chose due: Hiba al-Kawas parvient, quelques semaines plus tard, à trouver une issue à l’impasse du versement des effets rétroactifs de la grille des salaires et échelons pour les années 2017 et 2018. La livre libanaise avait toutefois perdu plus de 80% de sa valeur (en comparaison avec celle des années 2017-2018) par rapport au dollar américain sur le marché parallèle, ce qui fait que les montants versés ne valaient presque plus rien. "Malgré tout, nous avons décidé de suspendre notre grève quitte à recevoir progressivement des réponses claires à toutes nos demandes. Durant trois mois (de mars à mai), c’était la stagnation totale. Walid Moussallem s’était finalement décidé à démissionner, jugeant qu’il n’était plus capable de gérer un tel fardeau", explique Edy Dorlian. Avec la nomination de la soprano Hiba al-Kawas en qualité de président du conseil d’administration et de directeur général par intérim du CNSML, les professeurs craignaient le pire: "Dès son élection, nous nous sommes entretenus avec elle, et elle nous avait promis de poursuivre le sujet, souligne le président de la Ligue des professeurs du CNSML. Cependant, depuis déjà deux mois, elle refuse de négocier avec nous, et n’agit que comme bon lui semble". Contactée par Ici Beyrouth, Hiba al-Kawas a déploré le recours de M. Dorlian au "discours populiste et à la propagande dont on ignore les causes sous-jacentes": "Entre 2019 et 2022, il y a eu deux présidents du CNSML, pourquoi n’a-t-on pas haussé le ton et réclamé les effets rétroactifs de la grille des salaires et échelons, lorsqu’ils avaient toujours de la valeur? De quel droit voudrait-on me tenir responsable de la dévalorisation de ces versements alors que cette grille a été faite et approuvée avant mon mandat?", questionne-t-elle ironiquement.

Les deux anciens directeurs du conservatoire national, Walid Moussallem (par interim) et feu Bassam Saba, avec l'ancien ministre de la Culture Ghattas Khoury

De l’huile sur le feu


Quant aux revendications des professeurs, la présidente par intérim indique que dès sa prise en charge des rennes du conservatoire, elle s’est entretenue avec les professeurs du CNSML et leur a promis d’œuvrer, jour et nuit, pour satisfaire à leurs demandes. "Il y avait un petit problème technique au niveau du ministère des Finances et les responsables, du ministre aux conseillers en passant par le directeur général, ont tous été coopératifs", affirme-t-elle. Un ancien responsable bien informé a indiqué à notre site que "la corruption qui sévit au deuxième étage du conservatoire était la cause des tensions entre le ministère et le conseil d’administration du conservatoire". Mme al-Kawas déplore, toutefois, la campagne menée par M. Dorlian qui est en train, affirme-t-elle, de "jeter de l’huile sur le feu": "Pendant plus d’un mois, j’allais moi-même aux ministères pour suivre de près l’acheminement des dossiers. On était à quelques pas de réaliser les premiers objectifs voulus lorsque j'ai réalisé que ladite ligue avait invité les professeurs à ne pas signer leurs contrats dans le but de faire pression sur le conseil d’administration". Et de poursuivre: "M. Dorlian n’a aucun statut officiel pour me réclamer quoi que ce soit, son contrat ayant déjà expiré. Il joue d’ailleurs avec le feu et met en danger les indemnités de fin de carrière des professeurs au cas où ils s’abstiennent de signer les contrats cette année et décident ultérieurement de revenir. En tout cas, j’ai une liste de musiciens diplômés de grands conservatoires qui pourraient remplacer les abstentionnistes ; la priorité reste toutefois aux anciens professeurs".

Communiqué du 19 août 2022 de la Ligue des professeurs du CNSML, appelant les professeurs à ne pas signer les nouveaux contrats de travail

Lueur d’espoir mais…


Concernant l’aide sociale, la présidente par intérim s’est dite fière d’avoir réussi à surmonter les diverses embûches qui entravaient son octroi aux professeurs: "Les versements des mois de novembre et décembre 2021 sont déjà dans les comptes des professeurs. Je travaille actuellement à la majoration des indemnités de transport quotidiennes qui entrera en vigueur sous peu. Je tiens à préciser que ces fructueux résultats ne sont que le fruit d’un travail de longue haleine que j’ai réalisé depuis le début de mon mandat, c’est-à-dire depuis deux mois et demi, se félicite-t-elle. D’aucuns profiteront pour s’approprier ces exploits mais la vérité finira par paraître". Parallèlement, une rencontre entre Edy Dorlian et le ministre de la Culture, Mohamad el-Mourtada, a permis quelque peu d’apaiser la tension, et suite à laquelle la grève a été suspendue. Quant aux nouvelles saisons musicales organisées par les deux orchestres nationaux, Hiba al-Kawas a souligné qu’elle travaillera d'arrache-pied pour relancer la vie musicale qui est à l’image de ce pays, à cheval entre l’Orient et l’Occident, en commençant par recréer des conditions de travail favorables aux musiciens étrangers qui ont déjà quitté le Liban. "Auparavant, les contrats étaient en dollars, et une fois ces derniers convertis au taux de la plateforme (Sayrafa, NDLR), le problème sera résolu", avait-elle déclaré suite à sa réunion, vendredi dernier, avec le Premier ministre désigné, Najib Mikati, en présence du ministre de la Culture, et Amina Berry Fawaz, la sœur du président du Parlement, Nabih Berry. À cet égard, un responsable haut placé proche du dossier, qui a réclamé l’anonymat, a réfuté ces propos, en affirmant que les contrats et la grille des salaires et échelons relatifs aux musiciens libanais et étrangers ont toujours été en monnaie locale. "Il s’agit d’une politique discriminatoire qui vise à améliorer les conditions de travail des musiciens étrangers et à mépriser les musiciens et professeurs libanais. Nous n’allons pas accepter une telle injustice. Attention de jouer avec le feu!", prévient Edy Dorlian.



 
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