Après les solos Seuls et Sœurs, Mère est le troisième opus du cycle Domestique, précédant la création de Père et Frères. À partir d’éléments autobiographiques, Wajdi Mouawad opère un croisement entre l’histoire d’une famille en exil et la grande histoire à travers le regard d’un enfant de 10 ans.
Wajdi Mouawad dans son propre rôle et sa mère, interprétée par Aïda Sabra (Photo: Tuong-Vi Nguyen)
Dans sa dernière création Mère, le dramaturge se met lui-même en scène dans un portrait tragicomique de sa famille durant ses quelques années d’exil à Paris, au tournant des années 1970-1980, en pleine guerre civile. Sa mère – interprétée par Aïda Sabra – est saisie juste avant qu’elle ne meure d’un cancer à 55 ans, élevant seule ses deux enfants: Wajdi, sa sœur Nayla – interprétée par Odette Makhlouf –, et leur frère Naji (présent en voix-off) tandis que son mari est resté travailler sous les bombes pour subvenir autant que peut aux besoins du foyer.
Interviewée par Ici Beyrouth, Odette Makhlouf raconte: «Les gens sortent bouleversés. Le public découvre la vie des exilés comme s’il vivait chez eux. C’est toute une époque qui est recrée. Cela évoque des souvenirs. Tous les exilés du monde peuvent s’identifier. On aborde l’aspect humain de la guerre: comment on perd tout et on tente de continuer à vivre. Il y a quelque chose de très universel là-dedans.»
De gauche à droite: La sœur Nayla, Christine Ockrent, Wajdi enfant, la mère. (Photo: Tuong-Vi Nguyen)
«On parle du nombre de morts, de géopolitique, mais on ne parle pas de ces vies dévastées. Wajdi compare la guerre à un rouleau compresseur qui écrase les gens comme des fourmis», ajoute l’actrice et réalisatrice née au Liban. Christine Ockrent, qui disait les nouvelles à la télévision à cette époque, devient le seul lien avec le Liban. Elle devient tellement omniprésente qu’elle fait partie du foyer. Invitée par le metteur-en-scène à jouer son propre personnage dans le spectacle, Ockrent déclare à la fin: «Il suffit de raconter, aucune vie n’est anonyme», comme pour dire ce souhait d’aller plus loin que le récit des médias.
«L’histoire qu’on raconte, on l’a tous vécue. C’est aussi l’histoire de beaucoup de gens. On fait le portrait de ceux qu’on aime», explique Odette Makhlouf. La guerre est racontée sous différents points de vue: Wajdi a émigré au début de la guerre en France puis au Canada avant de s’installer en France; Aïda a quitté le Liban pendant la guerre, puis est revenue, et est repartie il y a un an suite à l’explosion au port de Beyrouth; Odette a grandi dans la guerre et vit toujours au Liban avec son mari et ses deux enfants.
Aïda Sabra, la Mère, et Odette Makhlouf, la Sœur, interprétant leurs rôles en arabe avec le surtitrage qui les suit. (Photo: Tuong-Vi Nguyen)
«Chacun est arrivé avec son expérience personnelle. C’était enrichissant de confronter les points de vue. On est arrivées en juin pour un labo. Wajdi proposait des scènes et on faisait des improvisations en arabe. Il enregistrait tout, puis écrivait en français. Il venait ensuite avec des textes qu’on traduisait. La langue libanaise est un parti pris qui ajoute à l’authenticité», indique-t-elle. Ainsi, les trois quarts du spectacle sont en libanais, et le surtitrage suit les personnages comme pour coller au plus près de leur intimité.
«Ce pays est un brise-cœur. Les Libanais vivent dans un dilemme permanent: partir ou rester. Ceux qui partent comme ceux qui restent vivent un manque. C’est pourquoi nous nous accrochons à notre identité, et l’emportons avec nous où que nous soyons», poursuit Odette. Wajdi dit quelque part dans son Journal de confinement: «Bien avant d’être en guerre, nous sommes en manque.»
La Mère au téléphone avec son mari resté au Liban sous les bombes. (Photo: Tuong-Vi Nguyen)
À ce propos, Aïda Sabra déclare: «Tous les exilés croient qu’ils vont revenir un jour. Ils doivent s’habituer à d’autres coutumes et vivent dans une inquiétude permanente. Le téléphone devient leur seul moyen de contact.» La mère de Wajdi Mouawad a vécu l’exil avec ses enfants et un mari resté sous les bombes, alors qu’ils avaient une très belle vie au Liban. Leur maison, située à Ain Remmaneh, à l’endroit exact où a eu lieu l’attaque du bus marquant le début de la guerre civile, était jadis appelée «La Maison blanche», car elle accueillait toujours du monde en soirée.
La mère dans un accès de nervosité pointe un couteau vers sa fille, Nayla. (Photo: Tuong-Vi Nguyen)
«La mère est devenue autoritaire. Son angoisse l’a poussée vers l’extrême car elle avait peur. Elle a perdu une vie extraordinaire et s’est retrouvée seule à Paris. Dans son rêve de retour, elle est envahie par une angoisse terrible qui détruit sa relation avec ses enfants. Elle passe ses nerfs sur eux; cuisine et fait le ménage toute la journée pour se défouler. Il est très rare qu’elle sorte. Elle tente de se raccrocher aux traditions et de retenir ses enfants à la maison. La fille veut s’émanciper, échapper à son pouvoir. Impressionnée par la vie à Paris, elle rentre en confrontation avec la mère. Quant au fils, interprété par un enfant, il faut qu’il apprenne bien le français et étudie beaucoup pour s’intégrer. À tel point qu’il en oublie l’arabe», analyse Aïda.
«Il y a ceux qui partent et ceux qui restent. C’est un cycle permanent de violence qui provoque à chaque fois une vague d’immigration. La guerre n’est pas finie. On subit les conséquences tous les jours. Ce qui s’est produit encore cette année à Ain Remmaneh montre que nous n’avons pas tiré les leçons du passé», conclut Odette. «On tente de parler de la guerre et combien elle détruit afin de provoquer une prise de conscience et protester.»
Du 19 novembre au 30 décembre 2021 au Théâtre de la Colline à Paris
Le 19 novembre, à Paris, manifestation à l’appel de #MeTooThéâtre pour la première de Mère dans le but d'exprimer l’indignation devant la présence, au générique du spectacle, de Bertrand Cantat qui compose les musiques des spectacles de Mouawad depuis une vingtaine d’années, et interprète quatre chansons sur une bande-son. L’ancien chanteur de Noir Désir avait été condamné à huit ans de prison pour le meurtre de Marie Trintignant, mais finalement relaxé au bout de quatre ans. Les protestataires réclamaient également la déprogrammation de Jean-Pierre Baro, l’ancien directeur du TQI démissionnaire suite à une plainte pour viol classée sans suite. Wajdi Mouawad avait déclaré dans un communiqué de presse qu’il était «hors de question de se substituer à la justice». (Alain Jocard/AFP)
Wajdi Mouawad dans son propre rôle et sa mère, interprétée par Aïda Sabra (Photo: Tuong-Vi Nguyen)
Dans sa dernière création Mère, le dramaturge se met lui-même en scène dans un portrait tragicomique de sa famille durant ses quelques années d’exil à Paris, au tournant des années 1970-1980, en pleine guerre civile. Sa mère – interprétée par Aïda Sabra – est saisie juste avant qu’elle ne meure d’un cancer à 55 ans, élevant seule ses deux enfants: Wajdi, sa sœur Nayla – interprétée par Odette Makhlouf –, et leur frère Naji (présent en voix-off) tandis que son mari est resté travailler sous les bombes pour subvenir autant que peut aux besoins du foyer.
L’aspect humain des tragédies vivantes
Interviewée par Ici Beyrouth, Odette Makhlouf raconte: «Les gens sortent bouleversés. Le public découvre la vie des exilés comme s’il vivait chez eux. C’est toute une époque qui est recrée. Cela évoque des souvenirs. Tous les exilés du monde peuvent s’identifier. On aborde l’aspect humain de la guerre: comment on perd tout et on tente de continuer à vivre. Il y a quelque chose de très universel là-dedans.»
De gauche à droite: La sœur Nayla, Christine Ockrent, Wajdi enfant, la mère. (Photo: Tuong-Vi Nguyen)
«On parle du nombre de morts, de géopolitique, mais on ne parle pas de ces vies dévastées. Wajdi compare la guerre à un rouleau compresseur qui écrase les gens comme des fourmis», ajoute l’actrice et réalisatrice née au Liban. Christine Ockrent, qui disait les nouvelles à la télévision à cette époque, devient le seul lien avec le Liban. Elle devient tellement omniprésente qu’elle fait partie du foyer. Invitée par le metteur-en-scène à jouer son propre personnage dans le spectacle, Ockrent déclare à la fin: «Il suffit de raconter, aucune vie n’est anonyme», comme pour dire ce souhait d’aller plus loin que le récit des médias.
«Chacun est arrivé avec son expérience personnelle»
«L’histoire qu’on raconte, on l’a tous vécue. C’est aussi l’histoire de beaucoup de gens. On fait le portrait de ceux qu’on aime», explique Odette Makhlouf. La guerre est racontée sous différents points de vue: Wajdi a émigré au début de la guerre en France puis au Canada avant de s’installer en France; Aïda a quitté le Liban pendant la guerre, puis est revenue, et est repartie il y a un an suite à l’explosion au port de Beyrouth; Odette a grandi dans la guerre et vit toujours au Liban avec son mari et ses deux enfants.
Aïda Sabra, la Mère, et Odette Makhlouf, la Sœur, interprétant leurs rôles en arabe avec le surtitrage qui les suit. (Photo: Tuong-Vi Nguyen)
«Chacun est arrivé avec son expérience personnelle. C’était enrichissant de confronter les points de vue. On est arrivées en juin pour un labo. Wajdi proposait des scènes et on faisait des improvisations en arabe. Il enregistrait tout, puis écrivait en français. Il venait ensuite avec des textes qu’on traduisait. La langue libanaise est un parti pris qui ajoute à l’authenticité», indique-t-elle. Ainsi, les trois quarts du spectacle sont en libanais, et le surtitrage suit les personnages comme pour coller au plus près de leur intimité.
Partir ou rester: le dilemme de tous les Libanais
«Ce pays est un brise-cœur. Les Libanais vivent dans un dilemme permanent: partir ou rester. Ceux qui partent comme ceux qui restent vivent un manque. C’est pourquoi nous nous accrochons à notre identité, et l’emportons avec nous où que nous soyons», poursuit Odette. Wajdi dit quelque part dans son Journal de confinement: «Bien avant d’être en guerre, nous sommes en manque.»
La Mère au téléphone avec son mari resté au Liban sous les bombes. (Photo: Tuong-Vi Nguyen)
À ce propos, Aïda Sabra déclare: «Tous les exilés croient qu’ils vont revenir un jour. Ils doivent s’habituer à d’autres coutumes et vivent dans une inquiétude permanente. Le téléphone devient leur seul moyen de contact.» La mère de Wajdi Mouawad a vécu l’exil avec ses enfants et un mari resté sous les bombes, alors qu’ils avaient une très belle vie au Liban. Leur maison, située à Ain Remmaneh, à l’endroit exact où a eu lieu l’attaque du bus marquant le début de la guerre civile, était jadis appelée «La Maison blanche», car elle accueillait toujours du monde en soirée.
La mère dans un accès de nervosité pointe un couteau vers sa fille, Nayla. (Photo: Tuong-Vi Nguyen)
«La mère est devenue autoritaire. Son angoisse l’a poussée vers l’extrême car elle avait peur. Elle a perdu une vie extraordinaire et s’est retrouvée seule à Paris. Dans son rêve de retour, elle est envahie par une angoisse terrible qui détruit sa relation avec ses enfants. Elle passe ses nerfs sur eux; cuisine et fait le ménage toute la journée pour se défouler. Il est très rare qu’elle sorte. Elle tente de se raccrocher aux traditions et de retenir ses enfants à la maison. La fille veut s’émanciper, échapper à son pouvoir. Impressionnée par la vie à Paris, elle rentre en confrontation avec la mère. Quant au fils, interprété par un enfant, il faut qu’il apprenne bien le français et étudie beaucoup pour s’intégrer. À tel point qu’il en oublie l’arabe», analyse Aïda.
«Il y a ceux qui partent et ceux qui restent. C’est un cycle permanent de violence qui provoque à chaque fois une vague d’immigration. La guerre n’est pas finie. On subit les conséquences tous les jours. Ce qui s’est produit encore cette année à Ain Remmaneh montre que nous n’avons pas tiré les leçons du passé», conclut Odette. «On tente de parler de la guerre et combien elle détruit afin de provoquer une prise de conscience et protester.»
Du 19 novembre au 30 décembre 2021 au Théâtre de la Colline à Paris
Le 19 novembre, à Paris, manifestation à l’appel de #MeTooThéâtre pour la première de Mère dans le but d'exprimer l’indignation devant la présence, au générique du spectacle, de Bertrand Cantat qui compose les musiques des spectacles de Mouawad depuis une vingtaine d’années, et interprète quatre chansons sur une bande-son. L’ancien chanteur de Noir Désir avait été condamné à huit ans de prison pour le meurtre de Marie Trintignant, mais finalement relaxé au bout de quatre ans. Les protestataires réclamaient également la déprogrammation de Jean-Pierre Baro, l’ancien directeur du TQI démissionnaire suite à une plainte pour viol classée sans suite. Wajdi Mouawad avait déclaré dans un communiqué de presse qu’il était «hors de question de se substituer à la justice». (Alain Jocard/AFP)
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