De Jeanne d’Arc à Bachir (1/2)
Bachir Gemayel s’imprégnait constamment du sens du martyre dont l’étymologie renvoie au témoignage. Dans plusieurs de ses discours, nous dit Yann Baly, il revenait sur notre devoir de témoigner et avait fini par faire sienne la sentence de Tertullien: «Le sang des martyrs est semence de chrétiens.»

C’est à Achrafieh, sur les lieux de l’attentat qui a coûté la vie à Bachir Gemayel et à ses compagnons, que les coauteurs Yann Baly et Emmanuel Pezé sont venus le lundi 12 septembre signer leur livre Béchir Gemayel. Bien qu’à caractère biographique, conformément à la vocation de la collection «Qui suis-je» des éditions Pardès, cet ouvrage est rempli d’émotions qui émanent d’un vécu et d’un ressenti.

Des Français tombés pour le Liban

Et pour cause, l’un des auteurs, Emmanuel Pezé, était lui-même l’un de ces jeunes combattants français venus en 1975 rejoindre bénévolement les colonnes de la résistance libanaise. À chaque page, le récit nous ramène à la réalité tangible et douloureuse. En nous arrachant à la narration froide de l’histoire des années 70, il nous annonce ici et là, au tournant de chaque épisode, la mort d’un jeune Français venu se battre pour un idéal de justice et de liberté.

D’abord, l’ancien officier François Borella, vétéran de la bataille d’Alger, venu entraîner les commandos "Béjin" des phalangistes, et abattu par un franc-tireur dans le centre-ville. Puis Pierre Bugny, un sergent para de 23 ans, grièvement blessé par un mortier alors qu’il tentait de dégager son groupe de jeunes volontaires français piégés dans un quartier en feu. Un autre jeune du même âge, Stéphane Zannettacci, originaire de Corse, est tombé en se battant dans les rangs du Parti national libéral (PNL, Ahrar). Le livre évoque aussi Hugues Linard qui a servi comme canonnier dans la force blindée de l’Armée du Liban libre, formée pour appuyer les combattants de la résistance. À la rencontre de tous ces Français prêts à mourir pour le Liban, Bachir a versé des larmes. C’était là son premier contact avec Emmanuel Pezé. «Merci, lui avait-il dit, merci. Vous n’imaginez pas le bien que vous nous faites. La France est notre mère et elle nous a abandonnés. Mais vous, vous êtes là. Merci.»

La couverture du livre «Béchir Gemayel», collection «Qui suis-je» éd. Pardès.

L’audace

Cet ouvrage raconte par-dessus tout la force de la détermination et les miracles de la foi. C’est l’audace et le cran d’un jeune homme de 30 ans issu d’un peuple désarmé et abandonné de tous ses amis historiques qui déclare vouloir libérer le Liban des envahisseurs palestiniens et syriens. C’est l’audace d’une jeune Jeanne d’Arc, répète inlassablement Yann Baly, qui se promet de chasser les Anglais de sa terre de France.

Face à des Palestiniens surarmés et soutenus par l’intégralité du monde arabe et des pays musulmans, face à une presse occidentale calomnieuse, abandonné par la France, ignoré par les États-Unis, écrasé par l’armée syrienne d’Assad soutenue par l’URSS, un peuple a décidé de se battre et de conjurer le mauvais sort. Subissant des mois de bombardements intenses sur les quartiers résidentiels, des massacres de familles entières et de villages décimés, un véritable ethnocide du nord au sud et de la capitale jusqu’à la Békaa, les chrétiens du Liban devaient aussi endurer le dénigrement occidental les qualifiant de fascistes, d’extrémistes et d’isolationnistes.

Des volontaires français sur la barricade du port de Beyrouth en mai 1976. (Photo de l’ouvrage de Yann Baly et Emmanuel Pezé).


À armes inégales

Les coauteurs décrivent cette situation révoltante en la ressentant pour l’avoir vécue. Emmanuel a assisté aux blocus, aux bombardements et à l’isolation de ces civils et résistants traqués. Il a observé le décalage entre la réalité et son interprétation fallacieuse en Occident. Yann dit pressentir ce même danger de désinformation aujourd’hui dans une France qui risque de connaître le sort du Liban.

En plus de la supériorité des Palestiniens et des Syriens en matière d’armements, la sédition d’un sous-officier de l’armée libanaise, Ahmad al-Khatib, leur avait procuré l’élément blindé. Il a créé l’Armée du Liban arabe qui allait doter les palestino-gauchistes et islamistes de plusieurs colonnes de chars. «Fin de la guérilla et début de la guerre», écrivent alors Yann et Emmanuel, qui insistent encore plus sur l’isolement croissant des chrétiens exposés désormais à une extermination certaine. La France et les États-Unis leur refusaient toute fourniture d’armement. Emmanuel a vécu cette époque et a assisté à l’arrivée des centaines de fanatiques somaliens acheminés à Beyrouth par Yasser Arafat. Des francs-tireurs des Brigades rouges japonaises et italiennes étaient venues leur prêter main-forte.

Confrontés à ce projet de nettoyage ethnique, tous les jeunes chrétiens et chrétiennes étaient mobilisés, mais sans aucun moyen. Damour venait de tomber le 16 janvier 1976 et les enfants y avaient été mutilés avec le reste de leurs familles. Les chrétiens du Liban assistaient à leur extinction. D’autres massacres avaient eu lieu dans les villages chrétiens proches de Tripoli et les islamo-progressistes continuaient leur avancée vers Chekka. C’est là que Bachir s’était tourné vers Israël où il allait recevoir le soutien nécessaire et indispensable. Le livre raconte alors les trajets en yacht entre Aquamarina et Haïfa en cette année 1976, les livraisons d’armes et de munitions pour 10.000 combattants et le débarquement des tout premiers chars.

Photo dédicacée de la main de Bachir: «Je suis sûr et confiant de la victoire.»

La résistance spirituelle

Face à un tel enjeu existentiel, il ne suffisait pas d’obtenir les armes, il fallait dresser les esprits et établir les plans et la vision. Bachir s’était alors entouré d’un groupe d’intellectuels, tels que le philosophe Charles Malek, Sélim Jahel, Antoine Najm, le père Sélim Abou et l’abbé Boulos Naaman. Il allait construire la résistance avec l’Église en se mettant à son service. «Planifiez, et moi j’exécute», disait-il à ce que le père Joseph Mouannès appelait son «panthéon de l’intellect», réuni autour des moines de Kaslik dont l’abbé Charbel Kassis.

Le livre cite encore les écrits du père Mouannès: «La résistance avait un fondement culturel, théologique et spirituel». Et de souligner: «Nous étions la conscience de Bachir». Sous l’influence de ces moines de la résistance, Bachir ne se couchait jamais sans prier «à genoux», précise son épouse Solange. Il s’imprégnait constamment du sens du martyre dont l’étymologie renvoie au témoignage. Dans plusieurs de ses discours, nous dit Yann Baly, il revenait sur notre devoir de témoigner et avait fini par faire sienne la sentence de Tertullien: «Le sang des martyrs est semence de chrétiens.»

Cette sentence a été reprise en France par Mgr Bernard Ginoux, lorsqu’un prêtre disant la messe a été égorgé à Rouan en 2016. Bachir l’avait déjà prévu lorsqu’un prêtre maronite avait été immolé sur l’autel de son église dans la région de Zghorta dès le début de la guerre. En 1981, Bachir lançait encore un avertissement à l’Occident: «Ou bien la paix que connaissent les autres nations s’étendra jusqu’au Liban, ou la guerre qui sévit au Liban atteindra les autres nations». Il ajoutait aussi qu’un jour, l’Occident sentira le besoin de venir se ressourcer au Liban.
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