«L’Épopée Nozière» de Guy Casadamont, une affaire criminelle réelle
L’affaire Violette Nozière fit les gros titres des journaux dans les années 1930. Les chroniques judiciaires, en particulier, rendirent compte du procès de cette toute jeune femme qui avait empoisonné son père au soir du 21 août 1933 et laissé pour morte sa mère, quoique cette dernière ait finalement survécu. Voilà qui apparut au jury en cour d’assises comme une double tentative d’assassinat pour moitié couronnée de succès.

Au moment où fut prononcé le verdict qui la condamnait à la peine de mort, Violette Nozière était devenue, sous l’impulsion de la presse à sensation, une sorte de célébrité. Changée en allégorie de son époque, la très jeune femme incarnait une martyre selon les uns, un démon pour de nombreux autres. Cette trajectoire et ses échos médiatiques rappelle celle des sœurs Papin qui avaient commis leur «double crime» le 2 février de la même année.

Beaucoup d’encre a coulé, depuis lors, à propos de l’affaire Nozière, mais il est loin d’être certain que, jusqu’à présent, nous ayons été bien informés sur les coordonnées psychiques du geste de Violette. Sans prétendre lever toutes les zones d’ombre, L’Épopée Nozière, publié en 2022 aux éditions Epel, propose quelques hypothèses à ce sujet. Son auteur, Guy Casadamont, fut déjà signalé voilà plus de quinze ans pour s’être rendu coupable, avec Pierrette Poncela, d’Il n’y a pas de peine juste [1], ouvrage par lequel il s’efforçait de défaire les discours en vogue sur les différents sens supposés des sanctions judiciaires. Plusieurs autres de ses travaux ont tenté de cerner les impasses des dispositifs carcéral, pénal et judiciaire en s’appuyant sur les apports et sur l’approche de Michel Foucault.

Semblables affinités foucaldiennes devaient faire de Casadamont un auteur bienvenu dans les collections d’Epel. Procédant avec une lenteur toute analytique, il nous présente une Violette Nozière qui, le 21 août 1933… Quoi donc? Que fit-elle réellement, ce soir-là, la jeune Violette? Le mérite du livre consiste à reposer cette question à nouveaux frais et, pour y répondre, à suivre son personnage principal à la trace. Ainsi pouvons-nous aborder le problème de l’acte jusqu’à atteindre un point où nous, lecteurs, ne sommes plus en mesure de croire en savoir davantage à ce propos que l’agent incriminé.
Nous sommes donc invités à rejoindre celle qui, à 18 ans, agit de telle sorte que la justice la condamna à la guillotine quelques mois plus tard. Comme annoncé en quatrième de couverture, «le récit minutieux des événements s’appuie sur les discours policier, judiciaire, littéraire, psychiatrique et psychanalytique». Chacun de ces discours-source est étudié, épluché pour être mieux commenté. Est mise en exergue leur commune vanité lorsqu’il s’agit de cerner une dynamique désirante en acte, autrement dit un désir prêt à beaucoup – car «prêt à tout» serait trop dire.

Un minutieux travail d’enquête effectué par Casadamont dans des archives départementales, nationales et institutionnelles (à la préfecture de police, au ministère des Armées et jusqu’à la SNCF), tout comme sa rencontre avec certains acteurs pénitentiaires qui côtoyèrent Violette Nozière lors de différentes périodes de son incarcération (sœur Saint-Vincent, surveillante à la maison d’arrêt de la Petite-Roquette; Marthe Garrel, surveillante à la maison centrale de Rennes) nous permettent de saisir qu’à ne se fier qu’aux éléments d’une phénoménologie du passage à l’acte, on n’y comprend encore rien. L’auteur de ces lignes, qui, au moment de rédiger ce texte, vient à peine de parachever sa participation à un projet de recherche sur le monde carcéral ayant permis l’heureuse coopération de juristes, de sociologues et de psychologues d’orientation psychanalytique, est tout à fait du même avis. Il nous faut donc revenir au point de départ.

Prête à beaucoup, Violette l’était, avons-nous dit. Elle n’alla pas jusqu’à la mort: sa peine fut commuée en celle de travaux forcés à perpétuité en 1934, réduite à douze ans par Pétain en 1943, de sorte que l’encore jeune femme sortit de détention en 1945 pour être réhabilitée en 1963, alors qu’elle s’était changée en mère d’une famille nombreuse et s’apprêtait, cette fois, à mourir pour de bon.
La particularité de ce destin – une parricide devenue mère courage – nous autorise à conférer à Nozière le surnom ambiguë d’«héroïne». Loin des geôles, les surréalistes ne s’y étaient pas trompés pas, eux qui l’avaient figurée agissant sous la coupe d’Éros, franchissant des limites devant lesquelles d’autres qu’elle auraient reculé. L’étude des franchissements de limite par Nozière constitue l’épine dorsale du livre, permettant à l’auteur d’ancrer son propos dans un débat sur la notion de «saut épique». L’expression fut forgée par Fethi Benslama pour désigner le basculement d’un sujet dans un mode d’existence belliqueuse, tantôt destructrice avec l’engagement djihadiste par exemple, tantôt porteuse de vie grâce à l’entrée dans des luttes émancipatrices [2]. L’ambivalence du saut épique, mortifère ou joyeusement vital, en fait une notion permettant de penser des phénomènes multiples; par-delà les concepts d’identification imaginaire ou de passage à l’acte, sa fécondité avait déjà été illustrée par Jean Allouch en 2019 [3]; elle l’est désormais par Casadamont.
Il semble que, pour Violette Nozière, les «sauts» et «franchissements» épiques aient représenté autant de moments de bascule d’une destinée d’où le sujet sortit transformé. Davantage qu’un luxe, ils furent le prix à payer quand la simple fuite, la fugue loin du domicile parental, paraissait ne plus suffire à s’extraire du cocon familial, sombre antre d’un idéal incestuel. À nous, qui savions le suicide voie d’issue potentielle pour le désir désespéré, Casadamont confirme que l’assassinat l’est parfois aussi. Mais en outre, Casadamont laisse deviner que l’empoisonnement du père – le parricide de Violette – signa la victoire sans partage de ce que la psychanalyse, kleinienne en particulier, nomma le Surmoi maternel archaïque. Où nous percevons comme une vérification après coup de nos propres hypothèses voulant que le saut épique soit certes un franchissement motivé par la quête désirante d’un sujet singulier, mais que ledit saut s’effectue à pieds joints dans la mélancolie, avec tous les phénomènes de dépersonnalisation qui en découlent [4]. Sautant par-dessus le père (empoisonné), bondissant par-delà l’homme qui plus tard serait son mari (accidenté), Violette ne s’unit qu’avec le beau, le grand et le dévorant désir d’une mère dont, moins phénix que cygne prisonnier d’un lac glacé, pour renaître vierge au monde après avoir purgé sa peine, elle adopta le prénom et le nom!
Sans empressement, Casadamont nous laisse deviner une complicité silencieuse de la mère et de la fille pour escamoter les pères benoîtement incestueux et même, en général, les hommes, au sens idiot, masturbatoirement viriliste du terme; ce, au profit de la figure fugitive de l’amant, seule à même d’entretenir une flamme de désir. Pour regret, léger certes, on déplorera qu’aux lectures et illustrations de l’affaire Nozière par plusieurs écrivains et artistes, de Crevel à Magritte, commentées avec une judicieuse rigueur, ne s’ajoute qu’une brève mention (p. 233) du film de Claude Chabrol porté par la jeune Isabelle Huppert (Violette) et par Stéphane Audran (sa mère) [5]. Actrice, Huppert fut et demeure, comme en témoigne sa filmographie subséquente, l’héroïne du saut épique au féminin: pas froid aux yeux. En cela, elle était toute désignée pour incarner une Violette «présumée coupable [6]», y compris et surtout dans sa sexualité, dont le «procès» se fit à grand bruit dans les gazettes à sensation et sans ménagement dans le prétoire.
Casadamont, grâce au travail qu’il nous offre, contribue à illustrer les mécanismes de la présomption de culpabilité sexuelle à l’encontre du féminin. Il cerne le caractère extraordinairement risqué de l’acte de Violette Nozière qui, pour faire émerger la figure singulière de son désir, défia la loi du père sans parvenir à éviter une rechute peu sublime, l’inféodation religieuse à l’ordre maternel. Au moins, nous murmure l’auteur, demeura-t-il la trace d’un bel élan une fois pris, pareille à l’empreinte de Gradiva pour Freud ou, chez Mallarmée, au coup d’aile ivre [7].

 







Anchor[1] Odile Jacob, 2004

Anchor[2] En cours d’élaboration depuis plusieurs années, cette notion trouve notamment à s’exposer sous la plume de Benslama dans Le Saut épique ou le basculement dans le jîhad, Paris, Actes Sud, 2021.

Anchor[3] Jean Allouch, Nouvelles Remarques sur le passage à l’acte, Paris, Epel, 2019.

Anchor[4] Benjamin Lévy, L’Ère de la revendication, Flammarion, 2022, p. 190 et passim.

Anchor[5] Claude Chabrol, Violette Nozière, Filmel-FR3 (Paris)/Cinévidéo, 1978

Anchor[6] Pour reprendre le titre d’un très complet ouvrage daté de 2016: Présumées coupables. Les grands procès faits aux femmes, auteur collectif, préface d’Elisabeth Badinter, L’Iconoclaste, 2016; où l’on voit que Jeanne d’Arc, les sorcières persécutées par l’Inquisition et Violette ont plus d’un point commun.

Anchor[7] Voir Stéphane Mallarmée, «Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui» (disponible en ligne sur de multiples site internet): où peut aussi s’entendre le «coût des livres», soit ce qu’il coûte d’en écrire et qu’il s’en écrive. Prix de la littérature et instance de la lettre en Nozière se rejoignent.

Chronique rédigée par Benjamin Lévy
Guy Casadamont, L’Épopée Nozière, éditions Epel, 2022, 360 pages
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