Peut-on se dire normal? (3) – La norme socioculturelle
Comment peut-on distinguer le normal de l’anormal? Voici le troisième volet d’une série d’articles qui nous pousseront à nous interroger sur les multiples associations vers lesquelles ces définitions tendent.

Le milieu socioculturel dans lequel vit tout un chacun est normatif. Un individu, consciemment ou inconsciemment, en adopte les conventions et les préceptes qui sont explicites ou implicites. Sa conduite se réfèrera à des règles d’origine socio-familiale, culturelle, politique, hygiénique, etc., auxquelles il lui sera difficile d’échapper, qui organiseront les diverses orientations de son existence. Dès son plus jeune âge, par exemple, l’enfant Libanais est soumis à la normativité imposée par la prescription de tenir compte du regard de l’autre. Il sera soumis à de continuels jugements de valeur: «Que pensera de toi telle personne si tu ne te conduis pas comme je te le demande?» Et l’enfant, dans son désir d’être aimé de ses parents ainsi que d’autres, se soumettra à ce qui lui est prescrit, à ce qu’il apprendra à considérer comme normal. Devenir semblable à l’autre est une des normes «éducatives» qu’il intériorisera très tôt dans nos milieux culturels et, s’il n’y réagit pas, le conditionnera sa vie durant. C’est ainsi qu’il s’inscrira dans une normalité générationnellement transmise.

G. Canguilhem nous invite à penser la norme d’un point de vue dynamique et polémique: revenir à son origine, découvrir ses objectifs normatifs, s’interroger sur ses conséquences sur l’individu ainsi que sur la collectivité, finalement la dépouiller de son emballage utilitaire ou séducteur pour la mettre au service d’une libération de la pensée critique et non d’une fermeture à toute remise en question. Un sujet/citoyen est sans cesse mis devant la gageure suivante: vivre, participer, interagir dans un milieu socioculturel normatif tout en essayant, s’il le désire, de sauvegarder sa subjectivité, sa réactivité particulière aux diverses normes, son originalité créatrice, dans le respect de l’altérité.

D’autant plus que la notion de normalité n’est pas immuable ou statique. Elle est relative (rappelons-nous Blaise Pascal: «Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà»), condamnée à évoluer, dans un pays démocratique, en fonction des nouvelles avancées ou des luttes pour l’émancipation. Prenons l’exemple de la masturbation. Il n’y a pas si longtemps, cette pratique était sévèrement condamnée, considérée comme funeste. A l’enfant ou l’adolescent suspect de masturbation ou pris en flagrant «délit», on lui prédisait la détérioration de son système nerveux, la cécité, la perte de mémoire, le dérèglement moral et toute une ribambelle d’autres calamités. On recommandait (et c’est encore le cas) d’occuper l’enfant pour détourner son attention de son corps tout en le rendant honteux de son acte. Anecdote: À la fin du 19e siècle, l’américain John Kellogg a l’idée extraordinairement mercantile d’entreprendre une campagne publicitaire dans laquelle il soutient que les corn flakes sont efficaces pour lutter contre le fléau de la masturbation. Ses contemporains en furent si convaincus que, plus d’un siècle plus tard, son entreprise est toujours aussi florissante! Les découvertes de la psychanalyse ont balayé ces inepties. Elles ont mis en évidence que, très précocement, l’enfant ressentait des sensations érotiques dans certaines zones de son corps et qu’il était tout à fait habituel qu’il procède à certains attouchements. C’est graduellement qu’il apprendra à déplacer sa force pulsionnelle grâce à sa sublimation.


Les agents de la normalisation individuelle ou collective ne sont jamais à court d’inventions pour orienter les individus vers des intérêts appropriés à leurs objectifs. La relativement récente création du «nudge» en est un excellent exemple. C’est un terme d’origine anglaise que l’on peut traduire comme une sorte de coup de coude donné à un individu pour le pousser vers ce qu’il doit entrevoir comme son propre intérêt. Si, par exemple, vous n’êtes pas sur Facebook ou sur une autre plateforme des réseaux sociaux, chaque fois que vous consulterez un site donné, vous recevrez un nudge vous invitant à vous y inscrire ou à y créer votre profil. Si vous y consentez, vous aurez pris la «bonne» décision, celle qu’on attend de vous. Le principe du nudge est de vous convaincre que si tout le monde pense ou agit d’une certaine façon pourquoi feriez-vous autrement? C’est une manipulation psychologique dont se servent les politiciens, les économistes, les médecins, des catégories de psy, des publicitaires, des politiciens, etc. C’est une pression «douce» à visée adaptative, provenant d’individus ou de groupes d’individus qui «savent mieux que vous» ce qui fait votre «bonheur».

Les réseaux sociaux ne manquent pas d’apporter leur contribution dans la création d’effets de mode aux conséquences parfois pathologiques. Ils surfent, par exemple, sur l’obsession de l’esthétique corporelle qui envahit écrans et panneaux publicitaires. Ainsi, il y a quelques années, des blogs chantant les bienfaits de l’anorexie («pro-ana») ou de la boulimie («pro-mia») ont connu un grand succès alors qu’on sait les ravages psychosomatiques que ces troubles développent et que leur thérapie doit s’orienter vers les causes psychogènes et ne pas se focaliser nécessairement sur le corps.

Une récente recherche en psychologie sociale a abouti à l’accablante conclusion suivante: «Il nous arrive parfois d’adopter une pratique ou de respecter une tradition non parce que nous l’aimons, ni même parce que nous la croyons défendable, mais simplement parce que nous croyons que la plupart des gens y sont attachés».

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