Les chiites arabes, j’entends les duodécimains, ont toujours oscillé entre effervescence et "quiétisme". Il en est ainsi, d’après ceux qui cherchent à les essentialiser ou à schématiser leurs parcours, qui, à y regarder de plus près, sont plus difficiles à cerner qu’on ne le croirait à première vue. N’empêche qu’on peut se demander si le passage abrupt d’un état à l’autre n’est pas dû à une caractéristique intrinsèque de cette communauté récalcitrante qui s’est structurée à titre définitif, à la fin de l’époque abbasside, autour de la doctrine théologico-politique jaafarite.
Au Liban, les duodécimains du sud et de la Békaa furent plutôt paisibles après les soulèvements de 1925 contre le mandat français et jusqu’à leur affirmation identitaire prônée par l’imam Moussa al-Sadr dans les années soixante du siècle dernier. De même, en Irak, sous la monarchie hachémite, les tribus chiites du sud s’étaient soulevées en 1920 contre les Britanniques, à l’appel de l’ayatollah Shirazi. Mais durement réprimées par ces derniers, elles rentrèrent dans l’ordre et ne mirent plus en cause les monarques, ces derniers appartenant à la famille du prophète (ahl al-bayt). À partir de là, peut-on affirmer de concert avec certains commentateurs que c’est bien la doctrine de wilayat al-faqih qui a soufflé sur les braises et attisé, à l’époque contemporaine, l’activisme des communautés acquises à l’imamat de Ali ibn abi-Taleb?
Mais d’abord un mot d’adieu au Sayyed Hassan Nasrallah.
On l’avait cru éternel, comme tant d’autres avant lui. À l’instar de Gamal Abdel-Nasser et de Hafez el-Assad, il incarna l’homme d’action et de conviction traçant sa voie dans les méandres tortueux de la politique arabe. Trente-deux ans que Hassan Nasrallah s’était employé à ferrailler avec Israël, à noyauter l’État libanais et à venger l’offense de Karbala faite aux siens en l’an 680. Tout cela, il s’était attaché à l’accomplir, voire à le poursuivre, alors qu’il était entré depuis 2006 dans une semi-clandestinité. Mais nul n’est à l’abri des coups du sort, l’histoire étant émaillée d’imprévus. Au bout du compte, le Sayyed n’est plus et son successeur désigné Hachem Safieddine l’a suivi sur la voie du martyre.
Il n’en demeure pas moins que la stature de Hassan Nasrallah s’était révélée d’une autre taille que celle de Benjamin Netanyahou, le rival qui a ordonné son exécution. Certes, ce dernier a lavé l’affront qui lui fut fait par le Hamas le 7 octobre 2023: il a réussi ses raids audacieux au Liban, terrain réputé difficile à prendre, et non à Gaza où son armée a piétiné pendant bientôt un an pour imposer un semblant d’occupation sur les décombres.
Netanyahou et sa remontada
L’opération du 27 septembre, qui a liquidé Hassan Nasrallah et bien d’autres avec lui, s’est révélée payante. Car voilà qu’un Premier ministre, en délicatesse avec la justice de son pays, est proclamé "King Bibi of Israel". Sa cote de popularité, ne nous en déplaise, a atteint des sommets, alors même que ses administrés devront se réfugier à la moindre alerte dans les abris et vivre dans la crainte de représailles d’une milice chiite vengeresse ou de ce qui en reste. Ayant rétabli la confiance du peuple israélien en ses institutions et dans ses bras armés, à savoir l’armée, le Mossad et le Shin Bet, Netanyahou est "en roue libre", comme l’a si bien décrit un commentateur sur LCI. Les succès éclatants des opérations des "onze jours", menées entre le 17 et le 27 septembre, lui ont accordé, ainsi qu’à son cabinet, un sursis de vie et la latitude de prendre des risques et des initiatives qui peuvent s’avérer irraisonnés.
Mieux encore, l’opinion publique israélienne ne va pas retenir le bras, car il n’y a "plus de pacifistes en Israël"(1). Au Liban, on peut légitimement s’écrier "bonjour les dégâts", même si l’armée israélienne fait preuve "d’exquise courtoisie" en appelant préalablement les civils à évacuer les édifices qu’elle compte raser par des frappes chirurgicales!
La vengeance, sinon la capitulation
Quand je dis que le successeur du Sayyed Hassan aura à sa charge une obligation de vengeance, j’entends par là un coup d’éclat qui relève du sensationnel, et non point de la poursuite des combats au rythme d’une routine quotidienne.
Il est difficile de croire que le successeur de Nasrallah et de Safieddine va faire preuve de flexibilité comme Arafat lorsqu’il fut acculé à évacuer Beyrouth en 1982. Ce serait trop demander à un responsable chiite fraîchement désigné, et qui, fort de l’appui céleste, va plutôt promettre à ses troupes des victoires divines. Il pourrait y aller de son image de grand connétable des déshérités (al-mahroumin) et des réprouvés (al-moustad’afine) de la terre.
C’est donc l’escalade qui nous attend car ce n’est pas en capitulant qu’on assurerait "le changement dans la continuité". Pas plus qu’en acceptant l’application intégrale de la résolution 1701, ou encore moins de la résolution 1559, qu’on ferait honneur aux martyrs de la cause sacrée. Pour s’assurer du gouvernail, le successeur putatif(2) devra intensifier les combats. Sinon, il sera déchu et l’édifice du parti de Dieu, qui ne tient que par la surenchère et les triomphes fallacieux, s’écroulerait.
Le Liban restera donc en guerre aussi longtemps que le Hezb n’aura pas admis sa défaite et qu’il n’aura pas accepté les termes humiliants d’un cessez-le-feu. Ou jusqu’à ce que l’Iran n’en vienne à lui imposer une capitulation qu’il aura négociée en ses lieu et place avec les États-Unis et Israël.
En somme, notre situation oscillera encore et encore au gré de l’activisme des mollahs de Téhéran. Et le Liban ne pourra tirer son épingle du jeu qu’une fois que le Hezbollah aura mordu la poussière.
(1) Propos d’Alain Bauer sur LCI, le 9 octobre dernier.
(2) Un pasdaran iranien désormais, nous assure-t-on!
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