Canonisation des frères Massabki: triomphe  de l’œcuménisme du sang
Cérémonie religieuse en l'honneur des frères Massabki ©Ici Beyrouth

La messe de canonisation, présidée par le pape François, s’est tenue place Saint-Pierre, au Vatican.

L’Église universelle s’est enrichie, aujourd’hui 20 octobre, de 14 nouvelles figures de sainteté, parmi lesquelles on compte onze martyrs: huit religieux franciscains et trois laïcs maronites, les frères Francis, Abdel Mohti et Raphaël Massabki.

Tous furent sauvagement tués à Damas, dans la nuit du 9 au 10 juillet 1860, pour avoir refusé d’abjurer leur foi chrétienne.

La messe de canonisation, présidée par le pape François, s’est tenue place Saint-Pierre. Le patriarche maronite, Béchara Raï, a concélébré la messe, mais, en raison des circonstances que traverse le pays, un nombre relativement réduit de Libanais ont suivi la cérémonie sur place.

Le contexte dans lequel se produisent ce qu’on a appelé “les massacres de Damas” est complexe et riche de leçons. “En raison des mutations socio-économiques, écrit l’historien Henry Laurens, professeur au Collège de France, les populations chrétiennes croissent fortement au cours du XIXe siècle (…). En outre, elles disposent par le déploiement missionnaire d’un meilleur accès à l’enseignement moderne et donc, qualitativement, elles sont avantagées sur le marché des fonctions (NDLR: c’est nous qui soulignons). Enfin, sous la pression des opinions publiques occidentales, elles deviennent un marqueur de modernité: bien traiter les communautés non musulmanes prouve un rapport politique civilisé à la population (…) Les affrontements entre druzes et chrétiens prennent alors place dans une lecture confessionnelle de la région. Les massacres de 1860 sont le résultat de la frustration relative des groupes musulmans locaux à l’égard de ceux perçus comme favorisés par les réformes, les mutations récentes des jeux de fortunes et l’intervention d’acteurs externes.” (*)   

Langage académique et réalité

Ce langage académique ne doit pas cacher une réalité quotidienne faite de haines confessionnelles aiguisées par les gouverneurs ottomans, les puissances coloniales européennes et leurs enjeux économiques, sans compter une prise de conscience hostile aux féodalités de l’époque.

Le déchaînement de la violence confessionnelle se déclara d’abord dans le Mont-Liban, avant de s’étendre à Zahlé et Damas.

Les Massabki étaient l’une des grandes familles de Damas. Francis, l’aîné des trois frères, en était le notable. Marié et père de huit enfants, c’était un commerçant en soie dont la grande maison était ouverte à tous et dont la popularité dépassait la Syrie. On raconte que dans le Mont-Liban, l’on sonnait les cloches dans les villages à l’approche de sa caravane de mulets.

Quand ils apprirent que les émeutiers avaient saccagé l’église grecque-orthodoxe et se dirigeaient vers leur quartier, les frères Massabki, sur le conseil de Francis, se réfugièrent au couvent des pères franciscains, tout proche, s’y croyant en sécurité. Ils se trompaient lourdement. Guidé par un traître, le groupe de sicaires à leur recherche s’introduit dans le couvent par un accès dérobé.

Rien ne prédisposait les Massabki au martyre, sinon leur foi, leur connaissance de l’histoire de l’Église, ainsi que leur profond courage et leur droiture de vie. Les agresseurs se saisirent d’abord de Francis. Ce dernier, assis au fond de l’église, avait assisté au meurtre du supérieur de la communauté franciscaine, le père Emmanuel Ruiz, et savait désormais que son heure était venue. Il avait prêté 8.000 piastres à l’uléma Abdallah el-Halabi, l’un des instigateurs du massacre, avec Ahmed Pacha, le gouverneur ottoman. Les hommes de bras lui proposèrent la vie sauve, à lui personnellement et à toute sa famille, et le remboursement de son prêt, en échange de sa foi. Il leur répondit: “Cheikh Abdallah peut garder mon argent. Vous pouvez prendre ma vie. Mais ma foi, nul ne peut me l’arracher. Je ne peux renier mon Dieu. Je suis chrétien”. Il fut taillé en pièces à coups de poignards et de hache. Le sort de ses frères, Abdel Mohti, père de famille et enseignant chez les Franciscains, et Raphaël, un homme plutôt simple, ainsi que celui des frères franciscains ne fut pas meilleur. Deux d’entre eux furent précipités dans le vide, du haut de l’édifice où ils s’étaient réfugiés.  

Au total, entre le 9 et le 18 juillet 1860, plus de 10.000 chrétiens furent tués à Damas et Zahlé. Onze églises et trois couvents furent détruits dans la capitale syrienne, et entre 1.500 et 2.000 maisons et 200 magasins incendiés ou réduits en amas de pierre.

L'expédition française

Les nouvelles des massacres de Damas parvinrent le 16 juillet 1860 à Paris qui ordonna l’envoi d’une expédition de 7.000 soldats pour rétablir l’ordre. Redoutant une ingérence de la France et des puissances européennes, Fouad Pacha, le ministre ottoman des Affaires étrangères, se rendit en Syrie. Plus d’une centaine d’officiers et de soldats ottomans furent fusillés pour leur participation au carnage. Le gouverneur Ahmed Pacha et 56 autres responsables furent pendus. Ainsi, sur le plan civil, justice fut faite, sans que cette justice altère le don de ceux qui avaient courageusement accepté la mort pour témoigner de leur foi.

Les trois frères Massabki furent béatifiés par l’Église catholique le 10 octobre 1926, avec les huit Franciscains (sept Espagnols et un Autrichien). L’Église maronite les fête le 10 juillet. L’Église grecque-orthodoxe honore, à cette même date, l’un de ses prêtres, Youssef Mehanna Haddad, tué à Damas dans les mêmes circonstances.

Plaidant la cause de béatification lors de sa présentation du cas des frères Massabki, en 1926, devant le pape Pie XI, l’archevêque maronite de Damas, Mgr Béchara Chémali, affirma qu’en un sens, les massacres de Damas permirent que “se mêlent, dans le même creuset, le sang des enfants de saint Maron, de l’Orient, avec celui des fils spirituels de saint François, venus de l’Occident”.

Selon l’évêque émérite du vicariat patriarcal maronite de Sarba, Guy-Paul Noujeim, président de la commission de suivi de la cause de canonisation, les trois communautés latine, maronite et orthodoxe pourraient commémorer ensemble, le 10 juillet 2025, le souvenir de ces massacres, consacrant ainsi un “œcuménisme du sang”, préfiguration de l’œcuménisme dogmatique que les Églises du monde tardent à réaliser, pour des raisons politiques et mondaines qui n’échappent à personne.

Les fidèles syriens ont suivi la cérémonie de canonisation de dimanche à partir de l’église Saint-Paul des Franciscains, à Bab Touma, où se dresse toujours l’autel sur lequel le P. Luiz, supérieur du couvent, fut égorgé.

Dans un reliquaire transparent situé sous l’autel, on peut voir quelques crânes et ossements représentant symboliquement les reliques des martyrs franciscains. Ceux des trois frères Massabki reposent dans un ossuaire en bois exposé dans un espace de l’église. Selon la tradition, en effet, toutes les victimes du couvent furent ensevelies ensemble, et l’on n’identifia les ossements qu’à leur habillement.

 

(*) Henry Laurens, Histoire contemporaine du monde arabeUPL6135341285523845422_563_570_Laurens.pdf (collège-de-france.fr)

 

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