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Les traumatismes profonds laissent des traces invisibles. ©Illustration DR

En ces temps de violence et de guerre, les traumatismes psychiques font rage. Attentats, conflits armés... Les victimes, profondément meurtries, voient leur vie basculer. À travers le prisme de la psychanalyse, nous explorerons différentes facettes de leur calvaire et les voies d'une reconstruction possible.

Simon Fieschi, ancien webmaster du journal satirique français Charlie Hebdo, a été retrouvé mort le jeudi 17 octobre 2024. Les causes de son décès restent encore inconnues. Il avait été très grièvement blessé lors de l’attentat du 7 janvier 2015 à Paris.

Cette disparition remet en lumière le lourd tribut psychique payé par les survivants d’attentats ou de guerre, car le destin de Simon Fieschi fait écho à celui de bien d’autres survivants, dont la majorité nous reste généralement inconnue, mais qui vivent, certains jusqu’à aujourd’hui, les ravages des traumatismes subis, véritables séismes psychiques dont les répliques peuvent ébranler une vie entière.

Derrière les circonstances singulières de chaque trajectoire se profile une même souffrance sourde, une même ombre portée de l'événement traumatique. Ces destins brisés nous renvoient à la persistance du trauma et à ses effets dévastateurs à long terme. Au-delà des séquelles physiques, c'est surtout psychiquement que ces survivants ont été atteints, certains évoquant un "bouleversement absolu" et un "cataclysme intérieur". Hantés par le souvenir de leurs amis ou de membres de leur famille, blessés ou morts sous leurs yeux, rongés par la culpabilité du survivant, ils font part de sommeils peuplés de cauchemars, de crises d’angoisse et de diverses phobies. Il faut préciser néanmoins que les répétitions de scènes traumatiques ne sont pas que mortifères. Ils sont aussi une tentative désespérée de maîtriser l'expérience, d'en devenir l'agent et non plus seulement l'objet passif. Un effort pour mettre en sens et en mots un vécu indicible, comme en témoignent les récits des victimes.

Ces séquelles post-traumatiques sévères minent autant la vie personnelle que professionnelle et sociale de ces survivants. Certains ne parviennent pas à renouer avec leur existence habituelle : repliés sur eux-mêmes, en proie à des idées noires, ils perdent peu à peu pied avant de sombrer définitivement.

En psychanalyse, le traumatisme est au cœur de la théorie des névroses. Freud le définit comme un "afflux d'excitations" qui, par son intensité, effracte les moyens de parer l’excitation intrusive, submergeant les capacités de liaison et de symbolisation. C'est un véritable "corps étranger interne", impossible à assimiler et qui ne cesse de faire retour, dans des reviviscences diurnes ou nocturnes. Les efforts des victimes pour réprimer ou nier les souvenirs traumatisants, afin d’éviter la douleur, ont pour conséquence de développer des symptômes tels, par exemple, des cauchemars, des flashbacks et de l’hypervigilance. Le trauma introduit une temporalité particulière, celle de "l'après-coup". L'évènement peut ne pas apparaitre traumatique au moment même, mais il le devient dans un second temps, quand il se lie à des représentations inconscientes et vient réactiver des conflits antérieurs. C'est ce qui explique le décalage souvent observé entre l'apparente banalité d'un événement et ses conséquences psychiques ravageuses.

Sándor Ferenczi est à l’origine de la notion de "commotion psychique" provoquée par le phénomène imprévu, un choc qui laisse le Moi sidéré, clivé, comme mort. Les blessures narcissiques sont béantes, l'identité disloquée.

Pour D.W. Winnicott, le traumatisme confronte un sujet à une "crainte de l'effondrement", la crainte d’un retour de ce qui a déjà eu lieu, plongeant le sujet dans un vécu d'agonie primitive et d'anéantissement. 

Pour Jacques Lacan, la victime est jetée dans un « troumatisme », une expérience de mort psychique qui échappe à toute symbolisation. Le sujet traumatisé apparait comme arrêté dans le temps, pétrifié dans l’effroi de l’instant tragique. Le trauma confronté à un réel impossible à dire, qui échappe au sens et aux mots. Le sujet est aux prises avec des affects intenses et contradictoires - terreur, honte, culpabilité, colère - qu'il ne parvient pas à lier à des représentations.

Le trauma ébranle aussi les assises identitaires et les croyances fondamentales qui donnaient un sens à l'existence. C'est l'illusion d'invulnérabilité ou le déni de la mortalité qui vole en éclats, ainsi que la confiance en un monde globalement perçu comme sûr et cohérent. L'effraction traumatique confronte à l'arbitraire, au non-sens, à la fragilité de toute chose. Dès lors, un intense sentiment d'insécurité et de méfiance envahit les victimes. Le monde devient menaçant, imprévisible. Les autres peuvent être perçus comme potentiellement dangereux, malveillants. Le sujet s'isole, se replie, tout en demeurant dans un état d’alerte permanent, sursautant à chaque bruit un peu fort, paniquant à l’idée d’une possible répétition de la tragédie. L’évitement phobique fait partie des symptômes post-traumatiques, au même titre que les reviviscences intrusives. Ce sont autant de signes, ajoutés à ceux que nous avons signalés, qui doivent alerter l'entourage sur la détresse psychique de ces personnes.

Mais il est d'autres signes, plus discrets et pourtant lourds de sens. Les troubles dépressifs d'abord, avec leur cortège de tristesse, d’absence de motivation et de l’incapacité à prendre plaisir, de ralentissement psychomoteur et d'idées noires. Une souffrance qui renvoie au deuil impossible des disparus, mais aussi à la perte d'une part de soi, morte avec l'évènement.

On retrouve également les conduites d'automédication et d'addiction, tentatives désespérées d'anesthésier une douleur psychique intolérable. Alcool, drogues, médicaments… autant de béquilles pour tenir à distance les images et les émotions insoutenables.

Pour certains, un des signes le plus inquiétant à guetter est l'émergence d'idées suicidaires, comme une tentation d'en finir avec une existence vide de sens et en proie à une souffrance sans nom.

Car, au-delà du trauma lui-même, c'est toute la dynamique de vie qui est altérée. Les liens aux autres sont attaqués, les investissements antérieurs (travail, loisirs, projets) perdent leur saveur, leur raison d'être. L'avenir semble bouché, réduit à une répétition morne et douloureuse.

Face à ce tableau clinique sévère, une prise en charge thérapeutique et au long cours est indispensable. Elle peut associer des approches multiples. L’enjeu est de permettre une reprise progressive de la vie psychique, une relance des processus de symbolisation et de subjectivation mis en panne par l'effraction traumatique.

D'où l'importance, dans la thérapie, de (re)construire un espace à l’intérieur duquel une parole puisse advenir, où ces affects puissent être nommés, figurés, partagés. L’espace de la cure psychanalytique offre une d'écoute bienveillante et attentive, où une parole puisse se déposer, aussi hachée et douloureuse soit-elle. Il s'agit d'accueillir les reviviscences traumatiques, sans les forcer, mais sans les fuir non plus, pour les intégrer peu à peu dans une trame narrative, pour les inscrire dans des représentations partageables.

Parallèlement, un travail de liaison doit s'engager, pour tenter de métaboliser les affects débordants et les inscrire dans des représentations partageables : les cauchemars répétitifs, les sensations corporelles inquiétantes, les angoisses indicibles sont autant d'éléments à reprendre, à élaborer, à symboliser. 

C’est ainsi qu’on peut soutenir les ressources créatives du sujet, ses tentatives de mise en forme et en sens de l'expérience traumatique. Écriture, dessin, parole, jeux de rôle, expression gestuelle, toutes les voies sont bonnes pour tenter de border l'effroi, de lui donner figure humaine.

Un autre enjeu est d'aider au travail du deuil, ce cheminement toujours singulier pour se séparer de l'objet perdu sans s'y perdre soi-même. Deuil des proches disparus, mais aussi deuil d'une part de soi morte dans la tragédie et deuil d'un monde d'avant pour certains à jamais perdu. Un processus long et douloureux, fait d'allers-retours, de moments chaotiques et d'apaisements progressifs.

Mais cette reconstruction est un chemin escarpé, toujours menacé par le retour du même et la tentation du néant. Les rechutes dépressives ou addictives sont fréquentes, les mouvements suicidaires parfois dévastateurs. D'où l'importance d'un accompagnement au long cours, qui sache négocier avec le temps du trauma, sans le brusquer, mais sans le laisser s'enliser.

L’objectif essentiel d’une thérapie est, à terme, de relancer le mouvement de la vie, le désir et la confiance en l'avenir. Retrouver le goût des choses, la saveur des liens, la joie des projets… Tout un travail de réinvestissement pulsionnel à accomplir, pour que le futur redevienne désirable et habitable.

Les destins des survivants d'attentats ou de guerres nous rappellent la fragilité de la vie psychique face aux bouleversements de l'Histoire. Ils mettent en lumière l’absolue nécessité d'une mobilisation collective et d'un travail de culture face à l'horreur. Car c'est bien d'un combat qu'il s'agit, un combat pour que la pulsion de vie triomphe sur les forces de mort et de destruction.

En ces temps troublés, la psychanalyse a plus que jamais sa place pour penser ces situations extrêmes et offrir des espaces de parole et d'élaboration. Non pas comme un savoir tout-puissant, mais comme une boussole précieuse pour s'orienter dans la nuit du trauma. Avec l'espoir, toujours, qu'un jour se lève où la vie aura le dernier mot.

 

 

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