“Ils sont venus, ils sont tous là, même ceux du Sud (du Liban). Y’a même” le mufti jaafarite, le cheikh Ahmad Kabalan. Et, de fait, un observateur avisé n’aurait pas manqué de fredonner une chanson d’Aznavour le mercredi 16 octobre au siège patriarcal maronite. C’était à n’en pas croire ses yeux! Car ce même dignitaire chiite qui, il y a à peine quatre mois, s’était déchaîné contre le patriarche Béchara al-Raï, était présent au sommet spirituel islamo-chrétien qui se tenait à Bkerké. Cette assemblée, comme on le sait, avait été appelée à se réunir dans l’urgence vu la situation critique du pays pris sous le feu ennemi.
Et rapporteur avec ça!
Sa Béatitude n’en était pas à sa première convocation à des assises spirituelles. Le mardi 25 juin dernier, s’était tenu à son siège un autre sommet en la présence du secrétaire d’État au Vatican, Mgr Pietro Parolin. “Les chiites l’avaient boycotté et s’en étaient pris à l’Église maronite”, titrait Jeanine Jalkh. Le mufti Kabalan, monté sur ses grands chevaux, avait déclaré sur un ton menaçant: “Nous n’acceptons pas que l’Église soit instrumentalisée par le biais de prises de position qui versent dans l’intérêt du terrorisme sioniste et de la criminalité mondiale”. C’était comme si ce dignitaire, porte-parole patenté du Hezbollah, profitant de la présence de Mgr Parolin, voulait lui rapporter l'insatisfaction des chiites quant à la conduite du patriarche et dénoncer ce dernier auprès du saint-père. Et, pire encore, cette éructation devait donner au prélat italien un aperçu de la manière dont un uléma pouvait traiter le chef de la communauté maronite et, à travers lui, tous les chrétiens du pays. Ces propos indignes s’adressaient aussi bien aux Libanais, toutes confessions confondues, qu’à la curie romaine, pour rappeler à ceux qui feignaient de l’ignorer qui, au Liban, est aux commandes et combien le Hezbollah n’a cure des autorités ecclésiastiques orientales auxquelles l’Occident accorde tant d’importance historique. C’était aussi une manière habile de rappeler la dhimmitude des nasaras qui, pour être tolérés, doivent rester dociles et se tenir à la place qui leur est réservée.
Mais, depuis cette sortie, les bien-pensants avaient tenté de calmer le jeu et de trouver des justifications aux propos tenus de part et d’autre. C’était, nous avait-on assuré, de la part du dignitaire chiite une réplique aux propos de Mgr Raï tenus lors d’une homélie dominicale. Ce dernier avait dit que seule l’élection d’un président de la République permettrait que le “Liban ne soit plus une rampe de lancement pour des actes terroristes qui compromettent la sécurité et la stabilité de la région”. De ce fait, la réplique chiite ne s’était pas fait attendre. Elle constituait une offense faite par une communauté à une autre, par un responsable religieux à un autre. Et, comme pour marquer le coup, le cheikh Kabalan avait saisi l’occasion qui s’offrait en prenant à témoin le représentant du pape en visite pastorale au Liban! L’air de dire: “Le message est-il bien parvenu à vos oreilles, Mgr le représentant de Sa Sainteté?”
En ce cas, que penser des cercles patriarcaux qui s’étaient empressés d’assurer à leurs contradicteurs que l’homélie du patriarche a été “surinterprétée” et que le Hezbollah n’était nullement visé par le sermon du dimanche? Faut-il leur rappeler à ces médiateurs que ce n’est pas en désamorçant les crises qu’on fait preuve de fermet? Le silence hautain aurait été plus digne que les babillages de ces intimidés qui se calfeutrent quand sonne l’heure du grand débat et de la franche explication! Le patriarche avait bien dit ce qu’il avait à dire et il n’avait ni à s’excuser ni à se justifier.
Le communiqué conjoint
Mais, après l’orage, le beau temps; et nos chefs religieux s’étaient donc retrouvés le 16 octobre dernier dans une certaine unanimité. C’était déjà bien. Ils s’étaient entendus et avaient, dans un communiqué conjoint, lancé un appel à la “solidarité nationale pour défendre le pays”, tout en rappelant la nécessité de renforcer les institutions de l’État en procédant à l’élection d’un président de la République. En outre, ils avaient demandé au Conseil de sécurité de l’ONU “d’intervenir immédiatement pour instaurer un cessez-le-feu”.
Est-ce à dire qu’on est sur la bonne voie? Pas nécessairement, car au même moment, cheikh Naïm Qassem, assurant l’intérim, avait fait monter les enchères et avait déclaré qu’on “ne peut séparer le Liban de la Palestine”. Il l’avait proclamé tout en affirmant par ailleurs que le Hamas ne devrait plus compter sur le “front de soutien” que la milice chiite lui assurait depuis le 8 octobre 2023. Tout cela, alors même que l’Iran s’était saisi du commandement militaire du Hezb et gérait la poursuite des affrontements dans le Sud, alors que les zones civiles étaient systématiquement et nuitamment ravagées .
Mais alors, comment se retrouver dans ce capharnaüm, je vous le demande bien!
Tenir deux fers au feu
Mais revenons au siège patriarcal maronite, en date du 16 octobre, où le rassemblement des plus hautes instances religieuses a certainement redoré le blason du patriarche Béchara al-Raï. Sa Béatitude va certainement capitaliser cet acquis pour lancer ses initiatives en faveur de la souveraineté et la neutralité. Mais ce n’est pas tout! Car, à moins de la survenance d’un événement imprévisible, la communauté chiite est à la veille de crier “aman” et de capituler. Et le Hezbollah, ayant à parer au plus pressé, devra renoncer à son jusqu’au-boutisme et à ses slogans impérieux pour épargner les populations civiles qui lui servent de vivier et de terreau fertile. Pour accepter un cessez-le-feu dans des conditions qui ne lui seraient que peu favorables, la milice à la solde de l’Iran va prétexter qu’elle s’y résignera à contrecœur et à l’appel des chefs religieux de la nation réunis au siège patriarcal. C’est une excuse en or dont va se saisir le Hezbollah, bientôt aux abois, s’il ne l’est déjà.
Que le mufti jaafarite, cheikh Ahmad Kabalan, et le vice-président du Conseil supérieur islamique, Cheikh Ahmad al-Khatib, se soient personnellement déplacés, c’est que le Hezbollah est à court d’arguments pour mettre un terme au jeu de massacre et qu’il doit trouver, de concert avec nous les autres Libanais, des raisons pour rendre ses armes comme pour entendre la voix de la raison. Le parti de Dieu doit sauver sa face et sa survie vaut bien une visite de courtoisie au siège patriarcal.
Le centenaire du général Sarrail et le “u- turn”
Ce retournement de situation, ce changement d’attitude du dignitaire chiite, qui s’est “expliqué” lors d’un aparté avec un journaliste, nous ramène cent ans en arrière. En 1924, le Cartel des gauches, arrivé au pouvoir en France, nomma le général Maurice Sarrail au poste de haut-commissaire en Syrie et au Liban. Militaire anticlérical et intransigeant, celui-ci se flattait de ne pas se rendre à Bkerké auprès du patriarche Élias Hoyek, comme l’exigeait le protocole. Le mépris que ce général aux convictions jacobines affichait vis-à-vis des us et coutumes locaux finit par susciter la révolte syrienne de 1925. Le militaire, bardé de décorations qu’il était, y perdit de sa superbe. Et, bien entendu, un an après son arrivée, Sarrail dut se dédire et, sur instruction de son gouvernement, se rendre penaud auprès du vieux prélat pour faire amende honorable sur les hauteurs de Jounieh.
Alors comment expliquer aux “bleus”, ces apprentis sorciers, ces parvenus plastronnant sur les places publiques, qu’ils n’ont pas intérêt à se mettre à dos certaines institutions religieuses ou entités traditionnelles qui, sans être immémoriales, n’en sont pas moins ancestrales? Et incontournables!
Quand donc apprendront-ils que des hauts lieux comme Bkerké ou Moukhtara sont à prendre avec des pincettes?
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