Chaque semaine, nous vous proposons d’explorer une citation marquante, pour en révéler toute la profondeur et la richesse. Nous vous invitons à un voyage passionnant au cœur de la pensée psychanalytique, pour mieux comprendre nos désirs, nos angoisses et nos relations aux autres. Prêts à plonger dans les eaux profondes de l’inconscient?
"Les bons se contentent de rêver ce que les méchants font en réalité."
Cette citation de Platon, reprise par Freud, peut être placée en point d'orgue de L'interprétation du rêve, la clé de voûte de sa théorie selon laquelle le rêve est l'accomplissement déguisé d'un désir refoulé. Pour Freud les rêves, comme les fantasmes, jouent un rôle essentiel dans l’inconscient humain. Les désirs réprimés et les pensées inconscientes se manifestent souvent durant notre sommeil.
Derrière la façade offerte par ceux qui se considèrent comme "bons", se cachent des pulsions inavouables qui trouvent dans le rêve un exutoire acceptable. Ces individus peuvent rêver ou fantasmer des actes immoraux ou interdits sans les amener à réalisation. Les "méchants", eux, cèdent sans détour à leurs pulsions destructrices et les mettent en actes dans la réalité. Moralité de surface et violence dans la réalité d’une part, contre satisfaction pulsionnelle dans le rêve ou le fantasme d’autre part, voilà l'alternative que Freud met en lumière avec une singulière lucidité.
En réalité, au-delà de cette vision duelle, Freud suggère une vérité plutôt dérangeante: "bons" et "méchants" partagent la même nature pulsionnelle. Seul le destin de ces pulsions diffère: refoulement et déformation onirique pour les uns, passage à l'acte pour les autres. Le rêve se révèle alors comme un formidable mécanisme de régulation psychique, une "voie royale" vers cet inconscient qui nous gouverne à notre insu.
La psychanalyse récuse l'idée d'une bonté naturelle de l'homme, comme l’a proclamé naïvement J-J. Rousseau. C’est une "illusion dangereuse" pour Freud, tant la "bête sauvage" sommeille en chacun. La bonté, la bienveillance, s'avèrent le fruit d'un travail psychique exigeant, sous l'égide d'une conscience ayant intériorisé des valeurs morales. Le sentiment d’être "bon" s’accompagne souvent du sentiment de culpabilité : ils apparaissent comme les deux faces d'une même pièce.
Quant à la méchanceté, elle se définit comme la volonté consciente et volontaire de faire souffrir autrui. Égocentrisme, envie, conformisme aveugle ou graves conflits pulsionnels en sont les ferments. Conduites harcelantes, agressions passives ou actives, sadisme ordinaire en sont les manifestations quotidiennes. Dans sa racine, la méchanceté exprime une rupture avec l'altérité et une fixation à des satisfactions pulsionnelles archaïques.
L’autre acteur clé qui se profile derrière la dualité bons/méchants: c’est le fantasme. Dans le rêve, il figure la réalisation travestie d'un désir inconscient, tissant les éléments psychiques en une trame hallucinatoire apte à assouvir le désir à l'insu du rêveur.
Hors du rêve, le fantasme prend la forme plus consciente de scénarios imaginaires, de rêveries éveillées. Lacan y voit un écran protecteur dressé face au réel insoutenable et au désir énigmatique de l'Autre. Quand le rêve ouvre sur le réel, le fantasme le fait entrer à pas feutrés, en "bouchant le trou du désir", par une construction névrotique. Le psychanalyste développe cette idée en expliquant que, tout en réduisant l’angoisse, les fantasmes agissent comme une sorte de bouclier pour échapper au désir de l’autre qui se profile comme une menace d’anéantissement. Ainsi peut-on dire que le fantasme offre un espace sécurisé dans lequel le sujet peut déployer ses désirs, sans être submergé par ceux des autres. Comme l’écrit Lacan : "le fantasme a pour fonction de donner une limite au désir. Il est une sorte de barrage qui empêche que le désir de l’autre ne submerge le sujet".
Le fantasme a été aussi décrit comme une "prothèse psychique", amenant un sujet à se vivre comme objet du désir d'un Autre absolu. Il transforme l'angoissant manque dans l'Autre en une simple demande à laquelle s'offrir comme réponse. La cure analytique permettrait d’ébranler cet échafaudage fantasmatique pour révéler le manque irréductible au cœur de l'Autre.
Dans le Jardin des délices, le peintre primitif hollandais, Jérôme Bosch, nous offre une illustration d’une acuité saisissante de la fonction du fantasme qui constitue justement le jardin secret de chacun. On s’y croirait presque plongé dans un rêve ou un cauchemar éveillé. Son triptyque, vertigineux d’habileté artistique et de connaissance des désirs cachés, juxtapose trois panneaux : la création du monde, le jardin d'Éden et l’enfer. Le panneau central, royaume du fantasme, exhibe un chaos régi par la logique du rêve où s'entrecroisent les symboles érotiques les plus débridés. C’est le jardin des Félicités, un monde clos, sans ombres. Il figure un espace psychique où le désir s'ordonne en un délire agencé, où les pulsions trouvent une impossible conciliation avec la Loi. À la jointure de deux mondes, l'œuvre de Bosch révèle le fantasme comme tentative de donner forme et sens au magma pulsionnel.
C’est ce même panneau central qui cristallise la fonction du fantasme. Il présente un désordre apparent qui répond pourtant à une logique onirique, disposé autour d'une fontaine de vie centrale. Les symboles oniriques y sont nombreux : fantasmes sous forme de dards, de bâtons épineux, de bulles ovoïdes, scènes de nudité et d'acrobaties suggérant des jeux amoureux, érotisme débridé, amalgame extraordinaire des règnes végétal, animal et minéral. Tout cela éclaire la fonction protectrice du fantasme. Celui-ci crée un monde imaginaire structuré face au chaos, il représente une tentative d'organiser et de donner sens au désir. Jérôme Bosch montre le fantasme comme une construction psychique qui tente d'aménager les chamboulements du désir, tout en protégeant le sujet de son caractère potentiellement destructeur.
Rêve et fantasme représentent des écrans salvateurs dressés face au réel, pour s’en protéger, révélant autant le passé que le devenir d’un sujet déterminé par un inconscient qui le guide autant qu'il l’égare. La psychanalyse n'a de cesse de faire vaciller ces certitudes pour nous confronter à cette énigme qui nous constitue : que désire l'Autre en nous ?
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