Caramels, bonbons et chocolats: la barbarie comme spectacle

Une fois de plus, je regarde à la télévision, lassé, les décombres d’un logement visé par une frappe israélienne, effondré sur ses occupants. Cette fois, le logement se trouve à Aïn Yaacoub (Akkar). C’est l’un de ces deux étages modestes si courants dans le monde rural, et dont une partie reste sur ciment, faute de fonds pour l’achever. Soudain, sans coup férir, alors que ses occupants déplacés prenaient le thé sur le balcon, une frappe aérienne israélienne a emporté l’édifice dans un grand nuage de fumée. Bilan, 16 morts, dont deux enfants. Auparavant, c’était Almate (Jbeil), 17 morts, Joun (Iqlim el-Kharroub), 20 morts, Aïto (Zghorta),  22 morts. L’État israélien pourchasse les cadres du Hezbollah où qu’ils se trouvent, et les abat impitoyablement. Le coût de cette guerre inégale – déclarée, faut-il le rappeler, par le Hezbollah, le 8 octobre 2023 – , est particulièrement cruel pour la population civile.

Au risque de me répéter et de lasser mon lecteur, je dois dire, une fois de plus: “Ils ne savent pas ce qu’ils font”. C’est, il me semble, la réponse universelle que l’on doit opposer au Mal, avec un grand M. À l’heure de l'atome, de l’intelligence artificielle et des satellites, il n’y a plus de guerre “humaine” mais seulement des degrés dans la barbarie. “La guerre est toujours – toujours – la défaite de l'humanité, toujours!”, ne cesse d'avertir le pape François

J’ai rêvé, une nuit, du mémorial aux morts de la Shoah en Israël, le Yad Vachem. Sur un présentoir, j’ai vu des sacs à main de femmes rangés par ordre de grandeur… Un sac à main de femme n’est pas un objet ordinaire. C’est un univers.  En plus de ses rêves, il contient ses papiers. Sur les décombres des immeubles détruits sans préavis par l’aviation israélienne, c’est ce qu’on cherche en premier. Les photographes de presse cherchent un jouet qu’ils déposent entre les gravats, pour faire contraste, avant de prendre leur cliché. Ils veulent émouvoir. Mais, dans le monticule informe de plafonds effondrés, de meubles, de bois, de ciment, de verre, de tissu et d’aluminium, ce que l’aviation a d’abord fracassé, ce ne sont pas des jouets en peluche, mais des rêves. Peut-on détruire des rêves? Je l’ignore. Et, parmi les débris, c’est le cœur qui cherche, avant les mains, les masses, les pioches et les pelleteuses.

Et la réponse universelle que ce cœur peut opposer à l’Israël qui détruit, c’est justement qu’ils ne savent pas ce qu’ils font. C’est qu’ils ne savent pas qu’ils ont, en face d’eux, des êtres humains qui leur ressemblent, avec leurs petits et grands rêves, leurs espoirs, ce qui leur permet de tenir malgré tout à la vie, de croire aux bonheurs qu’elle peut encore leur réserver.

Tous les décombres se ressemblent, qu’ils soient matériels, moraux ou mentaux. Ce n’est rien de moins que cela que nous contemplons à la télévision, spectateurs passifs d’une horreur qui se déroule sous nos yeux. Et, en même temps que les vies et les décombres d’une maison, c’est l’humanité de deux peuples qui disparaît dans l’entonnoir de souffrances.

 

À Yad Vachem, devant les murs tapissés de photos de disparus, Smotrich récite le même Psaume ( Ps. 22) que Jésus récitait avant de rendre le dernier souffle, au paroxysme de sa souffrance, et que les survivants récitent devant le monticule de débris qui s’offre à leur vue: "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné?". C’est la même interrogation angoissée devant la même injustice, le même sentiment d’abandon de Dieu.

Mais dans la Bible où Smotrich lit son droit de tuer et de conquérir figure aussi le premier commandement: «Ecoute Israël, tu aimeras ton Dieu de tout son cœur, de toute ton âme, de toutes tes forces et de tout ton esprit». Et cet amour est toujours modéré, ou pour parler en sociologue, médiatisé, par l’amour de la veuve et de l’orphelin, du petit et de l’étranger, de ceux à qui on n’a pas laissé d’autre choix, dans la vie, que de se courber.  «Le second commandement est comme le premier», avertit le Christ venu compléter le tableau.

J’appartiens à un milieu beyrouthin qui n’est pas spécialement «islamophile». Pourtant, c’est un profond sentiment d’injustice qu’il ressent au spectacle des actes de cruauté gratuite commis par Israël. Libre aux Israéliens de croire qu’ils font aux Libanais cadeau du Hezbollah. Ce qu’ils font en réalité, c’est unir les Libanais dans une même horreur, dans une même indignation devant la barbarie dont ils font preuve chez nous et chez nos voisins. Je doute qu’il y ait un Libanais dénaturé qui se réjouisse du malheur de ceux qu’on assassine tous les jours. Tel est notre honneur que nous avons compassion même de jeunes soldats israéliens qui meurent. Dieu sait ce qu’on leur a mis dans la tête.

J’ai tenté de voir le film tiré de la pièce de William Shakespeare, Macbeth, mais je n’ai pas été plus loin que le meurtre du roi Duncan. Une frayeur m’a prise. Je crains que l’ultime réaction à ses crimes, Israël ne les trouve dans la frénésie que met Lady Macbeth à se laver du sang qui tache ses mains et sa conscience, et qu’elle voit réapparaître indéfiniment.

 

 

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