Charles Malek (3/3)
Charles Habib Malik, ancien président de l’Assemblée générale et représentant de son pays aux Nations Unies. ©media.un.org

En plus de les relier à leurs racines orientales et à leur diaspora vivante, leur langue syriaque a aussi le mérite de faire des maronites le peuple le plus proche des Arabes et des Juifs. Ils se doivent donc d’œuvrer, selon Charles Malek, pour l’instauration d’un réel équilibre entre ces trois composantes levantines et moyen-orientales. 

 En Allemagne, où il complétait sa formation auprès de Martin Heidegger, Charles Malek avait été exposé à la philosophie germanique en général, et notamment à sa phase romantique de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle. Il a lu et intégré Johann Gottfried Van Herder ainsi que Johann Gottlieb Fichte. Le premier avait déterminé le rôle de la langue dans la construction de l’identité culturelle, alors que le second avait défini le principe d’État-nation élaboré à partir de cette identité.  

La vision du monde

Charles Malek a connu les recherches linguistiques et leur approche philosophique, de Wilhelm Von Humboldt jusqu’à l’hypothèse Sapir-Whorf, qui soutiennent que la perception ou vision du monde (world view) est de nature relative et qu’elle est sujette au langage. Ainsi, la langue définit les propriétés cognitives d’un groupe donné, devenu une entité culturelle pourvue d’une lecture unifiée de l’histoire et d’aspirations communes pour l’avenir. Ces caractéristiques fondent les bases des affinités politiques et donc de l’idée nationale.

Le grec orthodoxe qu’est Charles Malek a constaté la disparition des langues antiques, dont le grec, dans le paysage culturel levantin. À côté de cela, le syriaque était demeuré vivant dans les églises et monastères maronites, et même dans les écoles de montagne jusque dans les années 1960. Pourquoi cette singulière continuité, s’interrogeait-il?

Une fois de plus, ce croyant rejetait le principe de coïncidence et recherchait l’intervention de la Providence divine. Dans sa lettre «Il vous est exigé davantage», composée des dix dons confiés aux maronites, il a abordé la question linguistique et existentielle, respectivement dans les neuvième et dixième dons.

Neuvième don: le patrimoine syriaque  

Il a rappelé alors que les maronites avaient reçu un ancien héritage syriaque qui les relie historiquement, culturellement et religieusement, aux vestiges de l’antiquité orientale. De son temps, cette civilisation survivait encore à travers les communautés assyro-chaldéennes, syriaque catholique et syriaque jacobite autant en Orient qu’au sein de la diaspora. Et ces communautés vivantes portaient en elles les réminiscences de la Phénicie, de la Syrie et de la Mésopotamie.

Leur patrimoine syriaque est reconnu, soulignait-il, recherché, respecté, étudié, et enseigné dans les établissements universitaires de Russie, d’Europe et d’Amérique, où des thèses lui sont consacrées. De toutes ces composantes syriaques, seuls les maronites disposent d’institutions culturelles et d’universités pouvant enseigner en terre d’Orient cet illustre héritage.

Mais Charles Malek a lancé un énième avertissement. Pour lui, il ne s’agit manifestement pas d’étudier ce patrimoine à la manière des Occidentaux, dans les domaines historiques et théoriques avec l’esprit de curiosité réservé aux élites intellectuelles. Cette langue n’est pas à embaumer dans les musées. Elle se doit d’être vivante sur les pupitres des écoles, les bancs des églises et les productions littéraires et scéniques. Elle a pour mission «de les relier d'une manière vivante, culturellement et spirituellement» autant aux civilisations de l’antiquité orientale qu’à leurs communautés vibrantes en diaspora.

Cette langue, «qui est plus digne que les maronites de l’embrasser, de la respecter, de l’honorer, de l’apprécier, de l’étudier et de la vivifier? Elle leur est donnée. Elle est vivante dans leur quintessence. Ils en sont les premiers responsables», disait-il.

Dixième don: la relation avec les Arabes et les Juifs  

L’importance de la langue syriaque qui a survécu, contrairement à la majorité des autres idiomes de l’antiquité orientale, nous amène dès lors, à la question existentielle de la raison d’être.

À côté de cette possibilité de les relier à leurs racines orientales et à leur diaspora vivante, leur langue syriaque a le mérite de faire des maronites le peuple le plus proche des Arabes et des Juifs. Car ils ont traduit et composé dans la langue des Arabes. Quant à leur idiome syriaque, il appartient comme l’hébreu, au sémitique septentrional, faisant d’eux des langues sœurs et aux affinités semblables. La liturgie syriaque des maronites, ainsi que leur théologie, sont foncièrement fidèles aux textes et valeurs vétérotestamentaires, et donc à l’héritage judaïque.

«La langue, précise alors Charles Malek, est le phénomène culturel le plus important, car dans son sens le plus profond, elle est la vie. Elle identifie les racines, les origines et le patrimoine.»

Qu’est-ce qui a permis à la langue des maronites de traverser tous ces siècles pour parvenir jusqu’à nous, contre vents et marées? Est-ce le hasard ou le destin? Est-ce la sécurité ou l’isolement naturel que leur assurait leur montagne? Le philosophe chrétien qu’est Charles Malek refusait de se contenter de ce genre d’explications. Le croyant, disait-il, voit, grâce à sa foi, «la Providence derrière tout, au-dessus de tout et devant tout». Elle existe même lorsqu’on en ignore la volonté et le dessein. Le chrétien y croit et demeure confiant dans l’attente de sa révélation.

La raison d’être

Le philosophe se demandait alors pour quelle raison les maronites étaient-ils restés attachés à travers tant de siècles à leur héritage syriaque. S’il rejetait par principe la notion de coïncidence, il se devait de rechercher alors ce que prévoit en vérité la Divine Providence. «Si Dieu existe, lançait-il donc, et si sa Providence existe, n’est-il pas légitime de se demander ce que signifierait la survie des maronites et de leur ancien héritage syriaque, et quelle en serait la finalité en ces temps bien précis et en cette région en particulier?»

Pour Charles Malek, cette terre du Levant est troublée par un continuel déséquilibre. Il s’agit d’un trépied ne reposant que sur deux assises, deux entités: les Arabes et les Hébreux. Pour pouvoir former la troisième assise garante de l’équilibre, les maronites se doivent d’exister, non pas comme communauté au sein de l’une de ces deux entités, mais en tant que composante à part entière, dotée de son identité propre et de son patrimoine historique, culturel et linguistique.

Ce rôle salvateur et pacificateur, le philosophe orthodoxe le réclamait pour tout le Liban. Car dans sa lettre aux maronites, rédigée à Jounieh dès 1974, il leur faisait déjà endosser une responsabilité nationale, et donc transcommunautaire. Il prévenait alors que si les maronites venaient à se comporter de manière faible et hésitante, c’est l’ensemble des Libanais qui chavirerait, et que s’ils se comportaient de manière courageuse et responsable, tous les Libanais en sortiraient renforcés. Et il rajoutait aussi que si le pays du Cèdre venait à vaciller sous les nombreux fardeaux et tribulations que son destin lui impose, il «n'accepterait en aucun cas que les maronites puissent rejeter la faute sur d'autres qu'eux-mêmes».

C’est ce philosophe, unique orthodoxe au sein du Front libanais, qui avait su sonder, lire et déceler le destin et les aspirations réelles d’un maronitisme responsable du Liban, mais ô combien distrait par les luttes quotidiennes pour la survie, et parfois trop enclin aux concessions, quitte à se désister des fondamentaux de l’existence. 

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