Au Liban, la guerre s'immisce dans l'intimité des couples, faisant voler en éclats leur équilibre. À travers un témoignage qui illustre les ravages du conflit sur un couple, nous vous proposons un décryptage des mécanismes à l'œuvre dans ce lien attaqué par le traumatisme.
Témoignage
"Avant, notre appartement à la Galerie Semaan était un havre de paix. Maintenant, c'est devenu une cocotte-minute. Le climat dans notre maison s’est transformé. Mon mari hurle pour un rien. Moi aussi d'ailleurs. Hier, nous nous sommes disputés juste parce que les enfants faisaient trop de bruit en jouant - comme si le bruit pouvait encore nous déranger, avec ces explosions incessantes dans la banlieue sud.
On ne se parle plus, on crie. 'Baisse ce téléphone !', 'Arrête de regarder les nouvelles !', 'Tais-toi, j'essaie d'entendre si ce sont des drones !'. Les enfants nous regardent avec des yeux effrayés.
La semaine dernière, j'ai suggéré qu'on parte chez ma sœur à Jounieh. Mon mari est devenu fou furieux: 'Tu veux qu'on abandonne tout ? Qu'on devienne des réfugiés?' On s'est disputés pendant des heures. Les enfants se sont cachés dans la salle de bain.
La nuit, personne ne dort vraiment. Au moindre bruit, on sursaute. Mon mari fume cigarette sur cigarette au balcon. Je compte les explosions. Parfois, je le surprends en train de gémir, mais il nie. On est devenus des étrangers qui partagent pourtant la même peur.
Ma belle-mère appelle dix fois par jour pour nous dire de venir chez elle à Tripoli. Mon mari raccroche à chaque fois. Vendredi dernier, quand les frappes ont touché Ain el Remmaneh, j'ai hurlé que je partais avec les enfants. Il a claqué la porte. Est revenu deux heures après. On n'en a même pas parlé. On ne sait plus comment communiquer sans crier."
Décryptage
Ce témoignage illustre les effets dévastateurs d’une soumission forcée à un état de guerre, sur le couple et l'environnement familial. Celui-ci se transforme en un milieu à risque, où les adultes sont à fleur de peau. Soumis à des appréhensions permanentes et à une sorte d’asthénie, les parents assistent, impuissants, à la dégradation de leurs relations. Les cris remplacent une parole mesurée, chacun peinant à modérer ses propres angoisses.
Freud a souligné que le trauma de guerre provient d'une double menace: un "danger de mort" omniprésent et un "déni d'amour" infligé par la violence individuelle, en réaction notamment aux ressentis à la vue des morts et des destructions. Dans ce contexte, non seulement les conflits conjugaux préexistants peuvent s'exacerber, mais c'est surtout l'effraction du "troumatisme" dans la vie quotidienne qui fait voler en éclats le fonctionnement habituel du couple.
Il faut ici rappeler que le conflit provoqué par des causes externes existe déjà au niveau intrapsychique. Celui-ci traduit la lutte continue entre les pulsions d’un Ça qui exigent satisfaction et la réaction d’une conscience morale porteuse d’interdits nécessaires à la vie communautaire. En situation de guerre, ce conflit interne se trouve dédoublé, mettant à mal les équilibres internes et externes antérieurs.
Les données statistiques confirment d'ailleurs une augmentation alarmante de la violence conjugale au Liban depuis que la crise économique a heurté de plein fouet les ménages, avec un doublement des cas, selon les Forces de sécurité intérieure (FSI). Cette escalade traduit la détresse profonde dans laquelle se trouvent les familles, confrontées à une situation qui les dépasse.
Au-delà du couple, les traumatismes de guerre ont des répercussions profondes et durables sur la dynamique relationnelle familiale dans son ensemble. Au niveau individuel, chacun des partenaires peut présenter des effets traumatiques qui entravent lourdement la relation: fragilisation affective, crises d'angoisse, évitement, troubles du sommeil, la liste est maintenant connue... Ces manifestations rendent difficile l'expression de l'amour et de l’affection, chacun étant absorbé par sa propre souffrance. Les conjoints peinent à exprimer leur attachement, pris dans un engourdissement qui les coupe de leurs éprouvés. Aux symptômes cités s’ajoutent des sentiments de culpabilité et une hypervigilance permanente qui créent un climat délétère où l'intimité peine à trouver sa place. Les fréquents réveils en sursaut épuisent les corps et les esprits. Chacun peut être tenté de s'isoler, de fuir dans l'évitement pour ne pas raviver la douleur.
En conséquence, les liens se distendent, l'agressivité affleure, la violence devient une réponse à l'insoutenable, faute d’un dialogue apaisé. Les capacités de contenance parentale sont mises à mal, l'anxiété des adultes se transmettant aux plus jeunes. Témoins impuissants des déchirements de leurs parents, ceux-ci peuvent développer à leur tour des signes inquiétants de souffrance psychique. À terme, c'est le spectre d'une chronicisation des troubles et de leur transmission intergénérationnelle qui se profile, si aucune prise en charge n'est proposée.
Car l'histoire infantile et familiale de chacun des partenaires joue ici un rôle majeur. Le développement affectif, intellectuel et social d’un adulte se forge dès l'enfance, au contact des figures parentales. Chacun des partenaires arrive dans le couple avec cet héritage, plus ou moins conscient. Les blessures anciennes, les traumatismes vécus au sein de la famille d'origine peuvent ainsi resurgir en période de crise. Face à l'adversité, les mécanismes de défense autrefois mis en place se fragilisent. Les insécurités profondes, les peurs abandonniques non élaborées ressurgissent avec force, déstabilisant l'édifice conjugal et familial. Les conflits du couple apparaissent alors comme la résultante complexe des histoires subjectives de chacun, exacerbées par le contexte externe traumatique, entrainant une escalade de la violence intra-familiale.
Lacan conceptualisait le trauma comme la confrontation douloureuse entre le monde externe et la capacité du sujet à contenir ses pulsions. Face à l'horreur indicible de la guerre, le traumatisme devient un noyau essentiel de l'identité du couple et de la famille, un vide impossible à combler malgré les tentatives désespérées de chacun. Il insiste sur la dimension relationnelle du trauma. Pour lui, l'angoisse surgit comme effet du désir de l'Autre, un Autre dont la demande devient insoutenable en temps de guerre. Les partenaires se retrouvent pris dans des injonctions paradoxales, sommés de fonctionner comme si de rien n'était tout en étant confrontés à l'horreur quotidienne.
Comment la voie d’une reconstruction de la confiance et des liens est-elle possible ? Par la réinvention d’un espace où la parole puisse circuler à nouveau, où les blessures de chacun puissent être accueillies sans jugement. C’est tout un travail, long et douloureux, d’élaboration des traumatismes vécus, anciens et actuels, qui devra s’accomplir, ainsi que leurs effets sur l’individu et sur la famille, dans un environnement accueillant et bienveillant.
Si le trauma de guerre attaque les fondements même de la vie psychique, la psychanalyse nous enseigne que le désir, lui, est indestructible. Face à l'horreur et à ses effets délétères, une parole et une écoute empathique, mais néanmoins retenue, créeront un espace où le désir pourra de nouveau émerger: désir de retrouver une place de sujet, désir de se réapproprier son histoire et de renouer des liens vivifiants.
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