La guerre civile syrienne, qui a éclaté en 2011, a mis en lumière les profondes divisions internes du pays. Bien que la Syrie ait longtemps été perçue comme un État arabe et sunnite homogène, le conflit a révélé les fractures au sein de la majorité sunnite, notamment entre sunnites arabes et sunnites turkmènes. Cette fragmentation historique que Hafez el-Assad avait réprimé dans le sang pourrait à nouveau conduire à l’émergence de deux entités sunnites distinctes, une dynamique exacerbée par les interventions étrangères et la question de l’identité nationale. Ces deux groupes, bien que partageant la même foi, se distinguent par des trajectoires historiques, des affiliations culturelles et des relations géopolitiques distinctes, amplifiées par le conflit. Cette analyse explore les origines historiques de cette division, son évolution au fil des décennies et son rôle dans la dynamique actuelle du conflit syrien.
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LES RACINES HISTORIQUES: ENTRE HÉRITAGE OTTOMAN ET NATIONALISME ARABE
Sous l’Empire ottoman
Les Turkmènes sont arrivés en Syrie par vagues successives, principalement sous l’Empire seldjoukide (XIe siècle) puis ottoman (XVIe siècle). Leur rôle a souvent été militaire et administratif: ils servaient comme soldats ou fonctionnaires au sein de l’Empire ottoman. Ce statut privilégié, renforcé par leur langue turque et leurs liens culturels avec Istanbul, a consolidé leur identité distincte.
En revanche, les Arabes sunnites, majoritaires dans les régions syriennes, ont souvent perçu l’Empire ottoman comme une puissance occupante, malgré la foi commune. Cette perception s’est accentuée au début du XXe siècle avec l’émergence de mouvements nationalistes arabes qui rejetaient l’influence turque.
L’impact de la révolte arabe (1916-1918)
La révolte arabe contre l’Empire ottoman, soutenue par les Britanniques durant la Première Guerre mondiale, a marqué un tournant dans les relations entre ces deux groupes. Tandis que les Arabes embrassaient de plus en plus l’idée d’une identité nationale unifiée, les Turkmènes, loyaux à l’héritage ottoman, se trouvaient marginalisés. Reeva S. Simon, dans The Middle East and the Politics of the Sunni-Shia Divide (2014), note que cette période a exacerbé les distinctions identitaires, les Turkmènes devenant, par défaut, les défenseurs d’un empire en déclin face à l’ascension du panarabisme.
Le mandat français (1920-1946)
Sous le mandat français, les autorités coloniales ont délibérément manipulé les divisions ethniques et religieuses pour affermir leur contrôle. Les Arabes sunnites, marginalisés sur le plan politique, ont vu leur sentiment d’unité renforcé, tandis que les Turkmènes, minoritaires, ont parfois été utilisés comme un contrepoids aux nationalistes arabes.
Les Turkmènes, concentrés dans le nord du pays, notamment à Alep, Idlib et Lattaquié, ont conservé des liens étroits avec la Turquie voisine, accentuant leur perception comme une minorité distincte.
Le tournant de l’indépendance
Après 1946, la centralisation du pouvoir en Syrie autour du nationalisme arabe a marginalisé davantage les Turkmènes. Le régime baasiste, instauré en 1963, a promu une identité nationale arabe stricte, laissant peu de place à l’expression culturelle des minorités.
Raymond Hinnebusch, dans Syria: Revolution from Above (2001), souligne que cette période a marqué un moment de bascule, où les minorités non arabes, y compris les Turkmènes, ont été progressivement exclues des cercles de pouvoir et des processus décisionnels, malgré leur contribution historique.
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LA GUERRE CIVILE: UN CATALYSEUR DES TENSIONS ETHNIQUES
Une révolte fragmentée
Dès les premières manifestations en 2011, les Arabes sunnites ont été au cœur de la révolte contre le régime de Bachar el-Assad. Soutenus par les États du Golfe, notamment l’Arabie saoudite, ils ont formé diverses factions rebelles. Toutefois, cette mobilisation s’est rapidement fragmentée, opposant groupes modérés et islamistes, et révélant des divergences internes sur la vision politique et religieuse de l’après-conflit.
Les Turkmènes sunnites, bien qu’impliqués dans la rébellion, ont suivi une trajectoire différente. Concentrés dans le nord, ils ont reçu un soutien direct de la Turquie, tant sur le plan militaire qu’humanitaire. Ce soutien a renforcé leur position stratégique, mais aussi alimenté la méfiance des Arabes sunnites, qui perçoivent les Turkmènes comme des relais de l’influence turque.
La dimension géopolitique: le rôle de la Turquie
Depuis le début du conflit, Ankara a clairement soutenu les populations turkmènes en Syrie. Cette politique s’inscrit dans une stratégie plus large de la Turquie visant à étendre son influence dans la région.
David W. Lesch, dans The New Lion of Damascus (2005), note que ce soutien turc, bien qu’essentiel pour les Turkmènes, a contribué à creuser le fossé entre eux et les Arabes sunnites, renforçant les rivalités internes au sein de la communauté sunnite.
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UNE DIVERSITÉ CULTURELLE ET RELIGIEUSE EXACERBÉE
Les ethnies syriennes
La Syrie abrite une mosaïque ethnique complexe, où Arabes, Kurdes, Turkmènes et Assyriens cohabitent. Les Arabes, qui représentent environ 80% de la population, sont historiquement dominants, tandis que les Turkmènes, minoritaires mais stratégiquement positionnés, jouent un rôle clé dans le nord. Les Kurdes, quant à eux, poursuivent une lutte distincte pour l’autonomie, rendant encore plus complexe la recomposition ethnique de la Syrie.
Les divisions religieuses
Sur le plan religieux, les sunnites forment la majorité, mais ils ne sont pas un bloc homogène. La guerre a révélé des tensions entre factions sunnites, qu’elles soient ethniques ou idéologiques, accentuant la fragmentation au sein de la communauté.
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VERS UNE PARTITION?
Deux entités sunnites distinctes?
La guerre civile syrienne pourrait conduire à une partition de facto, avec l’émergence de deux entités sunnites: une arabe, centrée dans les régions du sud et du centre, et une turkmène, sous influence turque, dans le nord.
Ce scénario est renforcé par les interventions étrangères. Tandis que la Turquie soutient activement les Turkmènes, les pays du Golfe financent des factions arabes, créant des alliances divergentes et des rivalités durables.
Les implications géopolitiques
Une telle partition aurait des répercussions profondes pour la région. La création d’une entité turkmène sous tutelle turque pourrait redéfinir les équilibres de pouvoir au Moyen-Orient, tandis que les Arabes sunnites, déjà divisés, pourraient voir leur influence diminuer face aux Alaouites et aux Kurdes.
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CONCLUSION: UNE FRAGMENTATION IRRÉVERSIBLE?
La guerre civile syrienne a dévoilé une réalité complexe: la communauté sunnite, loin d’être unifiée, est marquée par des divisions profondes. La fracture entre Arabes sunnites et Turkmènes, enracinée dans l’histoire et amplifiée par les dynamiques du conflit, illustre les défis de la reconstruction d’un État syrien unifié.
Si une partition semble de plus en plus probable, elle ne résoudra pas nécessairement les tensions sous-jacentes. Au contraire, elle risque de prolonger l’instabilité en Syrie et de transformer la région en un terrain de rivalités géopolitiques encore plus intenses.
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