Armes chimiques en Syrie: le legs mortifère du régime Assad
Des personnes sont assises en face d'une affiche représentant le président syrien Bachar el-Assad avec un masque à gaz lors d'une manifestation dans la ville d'Afrin, tenue par les rebelles, le 20 août 2023, marquant le dixième anniversaire des attaques chimiques qui ont tué plus de 1.400 personnes dans la Ghouta, près de la capitale. ©Rami al -SAYED/AFP

Plus d’une décennie après le début du conflit en Syrie, la question des armes chimiques inquiète encore. Bien que Damas ait officiellement adhéré à la Convention sur l’interdiction des armes chimiques (CWC) en 2013 et que des efforts aient été menés pour détruire son arsenal, de multiples indices laissent supposer la présence de stocks résiduels non déclarés. Les récents développements, entre frappes israéliennes, inquiétudes exprimées par l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) et accusations mutuelles, révèlent que ce dossier demeure un enjeu majeur pour la sécurité régionale et internationale.

L’adhésion de la Syrie et les défis persistants en matière de désarmement

Le 21 août 2013, les forces du régime des Assad utilisent des missiles contenant du sarin, une substance neurotoxique extrêmement dangereuse causant la mort de plus de 1.400 Syriens. Cet événement n’était pas isolé et, d’après des informations d’ONG, la frappe de Ghouta s’inscrit dans un contexte de violence chimique en Syrie avec plus de 200 frappes contre la population civile de ce type recensées depuis le début de la guerre civile. À la suite de l’attaque de Ghouta, la Syrie adhère à la CWC.

Sous la supervision de l’OIAC, un programme de destruction de l’arsenal chimique syrien s’engage alors. Pourtant, plusieurs rapports ont révélé des lacunes et incohérences dans les déclarations syriennes. Selon le directeur général de l’OIAC, Fernando Arias, 19 sujets restent non résolus, certains concernant "de grandes quantités d’agents de guerre chimique et de munitions potentiellement non déclarés ou non vérifiés".

"Il est possible que les efforts menés n’aient pas abouti à une destruction complète", explique à Ici Beyrouth Olivier Lepick, historien militaire et spécialiste des armes chimiques. "On pensait que la Russie, qui s’était engagée à ce que l’arsenal syrien soit éliminé, avait rempli sa part du contrat, mais si aujourd’hui Israël frappe encore des sites, cela signifie qu’il restait des stocks."

Le général Dominique Trinquand, spécialiste des relations internationales, confirme, lui, à Ici Beyrouth que les doutes persistent: "L’OIAC a travaillé depuis des années pour obtenir des réponses à ses questions, sans toutefois parvenir à clore le dossier. Il est probable que des installations et des armes n’aient pas été déclarées et demeurent dissimulées."

Empêcher la prolifération, un dossier international

Début décembre, Israël a mené une série de frappes ciblées contre des installations en Syrie soupçonnées d’abriter des armes chimiques. L’objectif affiché est d’empêcher que ces arsenaux, hérités du régime de Bachar el-Assad, ne tombent entre les mains de groupes islamistes radicaux, notamment après la chute de Damas aux mains de rebelles, dont Hay’at Tahrir al-Cham (HTC).

"Israël cherche à neutraliser les capacités militaires potentiellement dangereuses, y compris chimiques, afin qu’elles ne soient pas utilisées contre lui ou par des groupes extrémistes", précise Dominique Trinquand. De son côté, Olivier Lepick ajoute: "Du point de vue israélien, l’argument des armes chimiques justifie les frappes aériennes qui, au regard du droit international, sont illégales. En pratique, une frappe bien conçue détruit le stock sans provoquer de dispersion chimique significative, car la chaleur de l’explosion détruit l’agent toxique".

L’affaire syrienne dépasse largement le cadre régional. Les États-Unis, en coordination avec plusieurs pays du Moyen-Orient, surveillent de près la situation afin que les stocks restants ne tombent pas entre de mauvaises mains.

En parallèle, la crainte est que d’autres acteurs non étatiques exploitent l’instabilité syrienne. L’émergence d’agents pharmaceutiques militarisés (PBAs), comme le fentanyl, entre les mains de groupes soutenus par l’Iran, inquiète déjà certains spécialistes. Ces substances, bien que moins dévastatrices que les neurotoxiques classiques, peuvent aisément servir à des fins de kidnapping ou d’attaques ciblées.

La promesse du HTC et la question de la crédibilité

Le groupe HTC a déclaré qu’il n’utiliserait "en aucune circonstance" des armes chimiques éventuellement saisies. Une telle déclaration vise vraisemblablement à rassurer la communauté internationale. Toutefois, la crédibilité de cette promesse demeure incertaine.

"HTC cherche à se montrer fréquentable, à se donner une image plus acceptable", analyse Dominique Trinquand. "Mais s’ils parvenaient à mettre la main sur des agents chimiques, la tentation d’en faire un instrument de chantage ou de dissuasion ne peut être ignorée." De son côté, Olivier Lepick s’interroge aussi: "C’est une position diplomatique. Seul l’avenir dira si ces engagements seront tenus, surtout dans un contexte de brouillard de guerre et de recomposition du territoire."

En quête d’une justice internationale

Les victimes d’attaques chimiques, comme celle survenue à Douma en 2018, réclament désormais justice. Des plaintes ont été déposées contre les responsables présumés de ces crimes de guerre. L’objectif: qu’un jour, les commanditaires soient jugés, voire condamnés, par une juridiction internationale.

Cependant, les obstacles juridiques sont considérables. "Des procédures et des enquêtes sont menées par divers organes, y compris la Cour pénale internationale", explique Olivier Lepick. "On espère que les responsables répondront un jour de leurs actes." Dominique Trinquand, plus réservé, constate que la Syrie n’est pas partie à certains traités, rendant difficiles d’éventuelles poursuites: "La justice internationale bute souvent sur la non-coopération des États et l’absence de consensus au Conseil de sécurité de l’ONU."

L’OIAC demeure un acteur clé pour clarifier la situation sur le terrain. Ses équipes s’efforcent d’obtenir un tableau complet de l’état des stocks et des installations, mais la coopération des autorités reste insuffisante. "Le rôle de l’OIAC est technique: vérifier, enquêter, demander des comptes", souligne Dominique Trinquand. "Mais elle ne peut ni imposer de sanctions directes, ni contraindre l’accès aux sites sans l’aval des autorités et le soutien du Conseil de sécurité."

Olivier Lepick abonde dans ce sens: "L’OIAC a déjà documenté de multiples utilisations de toxiques comme le chlore ou le sarin. Son travail est fondamental pour établir les faits. Cependant, faire respecter la Convention et s’assurer qu’aucun stock ne demeure caché requièrent une coopération politique que l’on peine à obtenir dans l’actuel chaos syrien."

Un héritage empoisonné pour la sécurité régionale

La persistance des armes chimiques en Syrie demeure un élément majeur d'instabilité. Dans un environnement où la région est affaiblie par diverses tensions telles que le conflit israélo-palestinien, la menace iranienne et la résurgence potentielle de l'État islamique, chaque arsenal non contrôlé constitue une menace sous-jacente.

Les attaques chimiques antérieures ont révélé que le dépassement des "lignes rouges" internationales n'a pas systématiquement déclenché de riposte militaire immédiate ni abouti à une résolution diplomatique concrète. Le manque d'action face à de tels crimes a sapé la crédibilité de la communauté internationale.

Dans l'ensemble, la question des armes chimiques en Syrie représente un défi de taille pour la communauté internationale. Malgré l'engagement de Damas envers la Convention sur les armes chimiques (CWC), les enquêtes menées par l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques (OIAC), les frappes préventives d'Israël et les efforts américains pour sécuriser les stocks, des incertitudes persistent quant à la présence éventuelle de substances mortelles en circulation. Les assurances données par les groupes rebelles et leur engagement à ne pas recourir à de telles armes ne suffisent pas à garantir un avenir dépourvu de menaces chimiques.

"La préoccupation internationale est justifiée", conclut Olivier Lepick. "Le passé syrien sur le volet chimique est trop lourd et l’absence de certitudes sur la destruction complète des stocks est un signal d’alarme." Pour sa part, Dominique Trinquand salue les efforts déployés mais il note que "sans une coopération totale du pouvoir en place et une volonté de la communauté internationale de faire respecter l’interdiction des armes chimiques, la menace persistera et les victimes continueront d’attendre justice".

 

 

 

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