Syrie: les impondérables de la transition
Un homme syrien brandissant le drapeau de l’ère de l’indépendance sur la place centrale d’Umayyad à Damas le 11 décembre 2024. ©Bakr Alkasem / AFP

La fin abrupte du régime syrien nous renvoie aux registres des transitions politiques qui se sont effectuées durant les dernières décennies. La récapitulation du bilan n’est pas forcément rassurante quant aux alternatives offertes à des dictatures sanguinaires qui règnaient de manière indiscriminée sur des sociétés segmentaires où les rapports de force servent d’instances de régulation. Les rébellions de la dernière décennie, outre leur fonction symptomatique, n’ont pas été véhiculaires des aspirations réformistes et de liberté hautement revendiquées par les acteurs et les mouvances qui s’en réclamaient.

À la différence de la première vague réformiste qui se recommandait d’un pacifisme de principe (2011) et des incertitudes de fin de guerre (2016), la chute du régime alaouite est le fruit de l’épuisement du régime et de son incapacité à pouvoir gérer la paix, présider à la réconciliation et procéder à des réformes qui seraient de nature à changer la dynamique politique et le climat délétère d’un pays où la terreur continuait de régner. Tous les indicateurs de normalisation faisaient défaut: pas de réconciliation nationale, pas de réformes structurelles, prédominance de l’économie souterraine et mafieuse, contrôle des leviers économiques et sociaux par la criminalité organisée, règne de la terreur.

En somme, la chute brutale du régime n’a rien en soi de surprenant, car rien ne s’est fait en vue de la normalisation. L’intention irénique et réformiste était loin de faire partie de la vision ou du plan d’action d’un État terroriste et prédateur, où la survie du régime et le pillage des ressources publiques et privées servaient de guide. Le fait que l’État syrien ait survécu à cet état de blocage ressort aux verrouillages imposés par les rapports de force institués par l’axe chiite qui contrôlait le Proche-Orient par le biais de ses mandataires. Loin de tirer sa force d’une politique endogène ou d’une inertie induite par la politique de répression, sa survie était principalement redevable à sa fonction supplétive dans le cadre des politiques de puissance pilotées par la Russie et l’Iran. La nouvelle dynamique militaire et politique initiée par la contre-offensive israélienne a rendu possible le déblocage et la mise en œuvre des mutations géostratégiques en cours.

Les observateurs de la scène syrienne étaient perplexes quant à la nature de cette entreprise politique entièrement déconnectée des réalités d’un pays en état de décomposition où rien ne se faisait. Assad n’avait d’autres soucis que de perpétuer la politique de pillage et d’assurer sa longévité alors que le pays mourait à petit feu. Ce n’est qu’avec l’effondrement de la politique iranienne de domination que la vulnérabilité du régime s’est révélée au grand jour. Il a suffi que l’opposition islamiste bénéficie de l’appui résolu du pouvoir islamiste à Ankara pour déboulonner le régime syrien en un temps record. Cette déroute fulgurante mettait en relief la fragilité du système et son incapacité à pouvoir se défendre.

Le timing judicieux est associé à des simulations démocratiques avec la formation d’un gouvernement de transition islamiste qui retraduit les mutations d’une société islamisée où le pluralisme social et religieux, quoique résiduel, n’avait plus sa place. Les putschistes sont lucides quant aux aléas d’une transition brutale, aux effets traumatisants légués par l’épisode de l’État islamique et aux écueils d’une politique délibérée d’isolement qui les couperaient du reste de la société syrienne et de ses multiples diasporas et de la communauté internationale, à un stade où les multiples défis de gouvernance se profilent à l’horizon.

Autrement, les grandes questions sont toujours en suspens, celle de la stabilisation des acquis, de la gestion des rivalités de pouvoir au sein de la mouvance islamiste, des liens avec les autonomies régionales, de l’avenir des communautés chrétiennes saignées à blanc, des relations avec le pouvoir de tutelle turc, des rapports avec le reste des États arabes, des enjeux israéliens, ainsi que des rapports de coopération avec les institutions internationales comme gages ultimes de viabilité et de normalisation.

Toute tentation de repli sectaire teintée de prosélytisme politico-religieux finirait par reconduire la Syrie aux politiques d’impasse qui ont mené à l'état de verrouillage et à ses effets destructeurs. Il faudrait savoir dans quelle mesure ils sont à même de dégager une ligne politique médiane qui leur épargnerait les déboires d’un totalitarisme aux enveloppements multiples. La fin du régime meurtrier ne relève pas de l’exorcisme, elle n’est que le début d’une étape où les islamistes sont tenus de présenter leurs lettres de créance et d’attester leur volonté de normalisation.

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