Ô jour, lève-toi! Des atomes dansent,
Les âmes, éperdues d’extase, dansent.
La voûte céleste, à cause de cet Être, danse,
À l’oreille je te dirais où l’entraîne sa danse.
(Jalal ad-Din Rûmî)
Ainsi chante Jalal ed -Din Rûmî, maître de la religion soufie, mystique à l’origine de l’ordre des mevlevis, plus connus sous l’appellation de derviches tourneurs. Tourneurs pourquoi? Parce qu’ils se distinguent notamment par la pratique du semâ, danse de tournoiement qui leur permettrait de panser la douleur de la séparation et de s’unir à Dieu. Mais avant de m’élancer dans la description de cette danse religieuse, je voudrais d’abord faire un détour nécessaire par le soufisme dont ils sont issus.
Ce courant spirituel et mystique naît au sein de l’Islam et s’organise en une communauté spirituelle humble et ascétique pour laquelle la sainteté et l’union avec Dieu s’imposent comme finalité de sa religion. À partir du XIIe siècle, le courant soufi se divise en confréries s’organisant autour de maîtres; les derviches tourneurs en sont une. Leur inspirateur, Jalal ed -Din Rûmî, porte un intérêt tout particulier à l’art (notamment à la poésie, la musique et la danse) et choisit, comme le mystique et poète Hallâj, la voie de l’ivresse de l’amour, alors que d’autres grands maîtres du soufisme tels que Junayd et Ibn’Arabî se tournent plutôt vers la connaissance métaphysique. Ce qui caractérise très particulièrement les derviches, c’est leur danse, la semâ, office liturgique où chaque geste revêt un sens symbolique. (Il faut cependant préciser que ce n’est pas Rûmî qui a instauré cette fameuse danse giratoire, celle-ci se pratiquait déjà au cours des séances de musique spirituelle parmi d’autres mouvements spontanés.)
Selon le spécialiste de cultures persanes Tahsin Yazici, dans son article «Le samâ’ à l’époque de Mawlânâ», le semâ’ peut être défini comme «une danse (raqs) qui met en mouvement les organes du corps à travers un wajd (extase) provoqué par l’écoute d’une belle voix.» En effet, la danse chez les mevlevis est accompagnée de musique et d’une prière récitée par lesquelles les danseurs vont se laisser emporter dans un mouvement continu de giration. Ils défilent d’abord devant leur cheikh pour recevoir sa bénédiction, coiffés d’un chapeau de forme conique, en signe d’humilité et de respect envers le Créateur, et habillés de manteaux noirs dont le symbolisme rejoint celui de l’abaissement, rappelant le combat contre la nef (l’âme charnelle, caractérisée par les passions désordonnées). Ils se déplacent en cercle et laissent tomber leurs manteaux pour découvrir une robe d’un blanc immaculé, qui renvoie au linceul, afin de se souvenir de la mort, du combat sans fin contre son ego et de rappeler à l’unicité de l’Être (waahdat al-wujûd) avec Dieu, d’après l’analyse du spécialiste de l’histoire turque et du soufisme Alberto Fabio Ambrosio.
Après avoir laissé tomber leurs manteaux, les derviches entament leur danse. Ils se mettent à tourner sur eux-mêmes, en utilisant un pied comme pivot et l’autre pour actionner la giration, les bras repliés, lentement d’abord, puis de plus en plus rapidement. Leurs tuniques blanches s’épanouissent, au fur et à mesure de la giration, leurs bras s’étendent, une paume vers le haut pour recueillir des bénédictions divines, l’autre vers le bas, pour les répandre sur la terre, et ils remplissent l’espace de formes qui tournoient sur elles-mêmes et tournent sur un cercle. Cette danse revêt, tout comme les habits, une signification bien précise. Le cercle représente l’existence et Dieu. L’émanation du cercle à partir d’un point autour duquel les derviches tournent symbolise la sortie de l’âme humaine d’un univers intérieur (partie gauche du cercle) et sa descente dans le monde terrestre (partie droite du cercle). Par la déambulation et le tournoiement qui les mènent de la gauche à la droite de la salle, les derviches mettent en scène la descente symbolique et mystique de l’âme dans un corps de chair ainsi que son aspiration à retrouver son Origine. Dans ce sens, le semâ est compris comme la représentation symbolique et chorégraphique du retour à l’Origine Divine, à l’Unité de Dieu. Le semâ’ ouvre la porte d’un monde de symboles auquel même les instruments utilisés participent: le ney (flûte, le plus utilisé), le tanbur (luth à petite caisse ronde), le kemençhe (petite vièle à jouer avec ongles et archet), le kanun (sorte de cithare), le bendir (tambour sur cadre, initialement pour chasser les mauvais esprits), le kudum (percussion constituée de deux petits tambours hémisphériques), autant d’instruments qui sont symboles des sons de l’au-delà, probablement de la voix divine, cette voix sublime vers laquelle le mevlevi tend tout son corps, toute sa danse, toute son âme.
La danse soufie est donc une forme de prière où toute l’attention du fidèle doit être tournée vers le Créateur a qui on ouvre son cœur et son âme; elle met donc en mouvement l’amour des fidèles pour Dieu et active un puissant désir jusqu’à provoquer des états mystiques qui permettent le but de cette danse: la purification de l’âme et l’unité avec Dieu. Le corps devient le réceptacle de la puissance divine qui se manifeste à travers lui, et on assiste alors à une hiérophanie, une irruption du sacré dans cet espace où la danse se déroule. Mais il s’opère en même temps l’effet contraire puisque l’espace, revêtant une signification symbolique précise et étant déterminé de manière à accueillir Dieu, est lui aussi sacré et répand cette qualité sur les danseurs.
Le semâ’ est accompli encore de nos jours, mais dans des cadres différents. Si la tradition soufie des derviches perdure dans le cadre religieux, beaucoup de danseurs se la sont appropriés dans d’autres buts (événements culturels, attractions touristiques, spectacles personnels) et reprennent les règles de cette danse de manière plus ou moins fidèle. Loin de la confrérie fermée des soufis ou du cadre limité des fidèles, la danse des derviches s’ouvre à un public plus large, à une interprétation plus large, transformée selon l’inspiration des danseurs, oscillant entre sacralité, artistique ou profane, tout autant personnelle, tout autant universelle.
Les âmes, éperdues d’extase, dansent.
La voûte céleste, à cause de cet Être, danse,
À l’oreille je te dirais où l’entraîne sa danse.
(Jalal ad-Din Rûmî)
Ainsi chante Jalal ed -Din Rûmî, maître de la religion soufie, mystique à l’origine de l’ordre des mevlevis, plus connus sous l’appellation de derviches tourneurs. Tourneurs pourquoi? Parce qu’ils se distinguent notamment par la pratique du semâ, danse de tournoiement qui leur permettrait de panser la douleur de la séparation et de s’unir à Dieu. Mais avant de m’élancer dans la description de cette danse religieuse, je voudrais d’abord faire un détour nécessaire par le soufisme dont ils sont issus.
Ce courant spirituel et mystique naît au sein de l’Islam et s’organise en une communauté spirituelle humble et ascétique pour laquelle la sainteté et l’union avec Dieu s’imposent comme finalité de sa religion. À partir du XIIe siècle, le courant soufi se divise en confréries s’organisant autour de maîtres; les derviches tourneurs en sont une. Leur inspirateur, Jalal ed -Din Rûmî, porte un intérêt tout particulier à l’art (notamment à la poésie, la musique et la danse) et choisit, comme le mystique et poète Hallâj, la voie de l’ivresse de l’amour, alors que d’autres grands maîtres du soufisme tels que Junayd et Ibn’Arabî se tournent plutôt vers la connaissance métaphysique. Ce qui caractérise très particulièrement les derviches, c’est leur danse, la semâ, office liturgique où chaque geste revêt un sens symbolique. (Il faut cependant préciser que ce n’est pas Rûmî qui a instauré cette fameuse danse giratoire, celle-ci se pratiquait déjà au cours des séances de musique spirituelle parmi d’autres mouvements spontanés.)
Selon le spécialiste de cultures persanes Tahsin Yazici, dans son article «Le samâ’ à l’époque de Mawlânâ», le semâ’ peut être défini comme «une danse (raqs) qui met en mouvement les organes du corps à travers un wajd (extase) provoqué par l’écoute d’une belle voix.» En effet, la danse chez les mevlevis est accompagnée de musique et d’une prière récitée par lesquelles les danseurs vont se laisser emporter dans un mouvement continu de giration. Ils défilent d’abord devant leur cheikh pour recevoir sa bénédiction, coiffés d’un chapeau de forme conique, en signe d’humilité et de respect envers le Créateur, et habillés de manteaux noirs dont le symbolisme rejoint celui de l’abaissement, rappelant le combat contre la nef (l’âme charnelle, caractérisée par les passions désordonnées). Ils se déplacent en cercle et laissent tomber leurs manteaux pour découvrir une robe d’un blanc immaculé, qui renvoie au linceul, afin de se souvenir de la mort, du combat sans fin contre son ego et de rappeler à l’unicité de l’Être (waahdat al-wujûd) avec Dieu, d’après l’analyse du spécialiste de l’histoire turque et du soufisme Alberto Fabio Ambrosio.
Après avoir laissé tomber leurs manteaux, les derviches entament leur danse. Ils se mettent à tourner sur eux-mêmes, en utilisant un pied comme pivot et l’autre pour actionner la giration, les bras repliés, lentement d’abord, puis de plus en plus rapidement. Leurs tuniques blanches s’épanouissent, au fur et à mesure de la giration, leurs bras s’étendent, une paume vers le haut pour recueillir des bénédictions divines, l’autre vers le bas, pour les répandre sur la terre, et ils remplissent l’espace de formes qui tournoient sur elles-mêmes et tournent sur un cercle. Cette danse revêt, tout comme les habits, une signification bien précise. Le cercle représente l’existence et Dieu. L’émanation du cercle à partir d’un point autour duquel les derviches tournent symbolise la sortie de l’âme humaine d’un univers intérieur (partie gauche du cercle) et sa descente dans le monde terrestre (partie droite du cercle). Par la déambulation et le tournoiement qui les mènent de la gauche à la droite de la salle, les derviches mettent en scène la descente symbolique et mystique de l’âme dans un corps de chair ainsi que son aspiration à retrouver son Origine. Dans ce sens, le semâ est compris comme la représentation symbolique et chorégraphique du retour à l’Origine Divine, à l’Unité de Dieu. Le semâ’ ouvre la porte d’un monde de symboles auquel même les instruments utilisés participent: le ney (flûte, le plus utilisé), le tanbur (luth à petite caisse ronde), le kemençhe (petite vièle à jouer avec ongles et archet), le kanun (sorte de cithare), le bendir (tambour sur cadre, initialement pour chasser les mauvais esprits), le kudum (percussion constituée de deux petits tambours hémisphériques), autant d’instruments qui sont symboles des sons de l’au-delà, probablement de la voix divine, cette voix sublime vers laquelle le mevlevi tend tout son corps, toute sa danse, toute son âme.
La danse soufie est donc une forme de prière où toute l’attention du fidèle doit être tournée vers le Créateur a qui on ouvre son cœur et son âme; elle met donc en mouvement l’amour des fidèles pour Dieu et active un puissant désir jusqu’à provoquer des états mystiques qui permettent le but de cette danse: la purification de l’âme et l’unité avec Dieu. Le corps devient le réceptacle de la puissance divine qui se manifeste à travers lui, et on assiste alors à une hiérophanie, une irruption du sacré dans cet espace où la danse se déroule. Mais il s’opère en même temps l’effet contraire puisque l’espace, revêtant une signification symbolique précise et étant déterminé de manière à accueillir Dieu, est lui aussi sacré et répand cette qualité sur les danseurs.
Le semâ’ est accompli encore de nos jours, mais dans des cadres différents. Si la tradition soufie des derviches perdure dans le cadre religieux, beaucoup de danseurs se la sont appropriés dans d’autres buts (événements culturels, attractions touristiques, spectacles personnels) et reprennent les règles de cette danse de manière plus ou moins fidèle. Loin de la confrérie fermée des soufis ou du cadre limité des fidèles, la danse des derviches s’ouvre à un public plus large, à une interprétation plus large, transformée selon l’inspiration des danseurs, oscillant entre sacralité, artistique ou profane, tout autant personnelle, tout autant universelle.
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