L'enlèvement du cofondateur de la startup Ledger en France a démontré les liens entre réseaux criminels et cryptomonnaies, de plus en plus utilisées par les narcotrafiquants pour blanchir les gigantesques sommes, selon des magistrats et policiers français.
Ouverte en 2021 à Paris, à la suite du démantèlement de la messagerie cryptée prisée des criminels "SkyECC", une enquête "à la fois énorme et représentative" illustre cette place prise par les cryptos dans le blanchiment de l'argent de la drogue, explique à l'AFP Magali Caillat, sous-directrice chargée de la lutte contre la criminalité financière à la police judiciaire.
Au cœur de cette affaire: un Américain de 41 ans, "Dark Bank", soupçonné d'être un courtier, ou "broker" en anglais. Le banquier occulte a été arrêté à Dallas en août 2024 et une audience sur son extradition en France est prévue le 11 février.
D'un côté, cet homme, "bien établi" aux Émirats arabes unis, est accusé d'avoir transformé en cryptoactifs le cash des narcotrafiquants de plusieurs pays recueilli via des collecteurs qui récupéraient les billets de 10, 20 ou 50 euros au pied des points de deal.
Et de l'autre, il est suspecté de convertir en espèces des cryptoactifs obtenus par des hackeurs, en majorité russophones, après des attaques cyber, détaillent à l'AFP Eric Serfass, chef de la Junalco (Juridiction de lutte contre la criminalité organisée) et Johanna Brousse, cheffe de la section cybercriminalité de la Junalco.
Post-it
Les sommes en jeu dans ce dossier sont colossales: des messages retrouvés suggèrent qu'au moins un milliard d'euros a été blanchi par des cryptomonnaies et l'enquête en France a établi que 300 millions de dollars ont été blanchis, en 18 mois.
Les cryptomonnaies ne sont plus une "monnaie de niche" chez les criminels, note Mme Caillat. "Aujourd'hui, on en retrouve même chez des objectifs intermédiaires, plus seulement chez les big boss".
Sur le terrain, les enquêteurs habitués à trouver des espèces dissimulées dans des murs ou des placards, tombent désormais sur les signes d'une activité crypto: une "seed-phrase", suite de mots clés permettant de récupérer son "wallet" (portefeuille de crypto).
Ils en ont notamment retrouvé sur un post-it caché derrière un frigo ou au dos d'une photo de la mère décédée d'un mis en cause.
Le phénomène est monté en puissance depuis la crise sanitaire liée au Covid.
Alors que l'argent généré par le trafic de stupéfiants est estimé entre 3,5 et 6 milliards d'euros par an en France, seuls 117 millions d'avoirs liés au narcotrafic ont été saisis en 2023, et seulement 2,3 millions en cryptoactifs, des chiffres "décevants", selon les sénateurs auteurs d'une proposition de loi visant à lutter plus efficacement contre le narcotrafic.
Traces
Pour les narcotrafiquants ayant besoin de faire rentrer dans l'économie légale des masses de billets, les cryptoactifs possèdent de sérieux atouts: "facilité et rapidité de la transaction, pour d'importants montants et avec une anonymisation complète", explique le capitaine Olivier Fribourg, chef de la section de la preuve numérique, à la sous-direction de lutte contre la criminalité financière.
L'enlèvement la semaine dernière de David Balland, cofondateur de Ledger, spécialisée dans la sécurisation des cryptoactifs, et de sa compagne, contre une demande d'une importante rançon en cryptomonnaie, témoigne de l'attrait de ces actifs sur les malfaiteurs.
Vendredi soir, nouvel épisode, quatre personnes ont été interpellées dans le nord-est de la France, soupçonnées d'avoir séquestré dans un pavillon un opérateur de cryptommonaies pour lui soutirer une forte somme.
Le système a cependant des faiblesses: la "crypto va toujours laisser des traces, même une fois partie entre d'autres mains", explique Magali Caillat. "Tout ce qui est fait en crypto est en open source et traçable", poursuit le capitaine Fribourg, "donc, même si on ne récupère pas les fonds, on peut, à partir du wallet d'un mis en cause, faire une démonstration de blanchiment".
Formation
Encore faut-il être en mesure de mettre la main sur ces traces. Magali Caillat insiste sur l'importance de former les policiers à la détection, comme c'est le cas depuis "un à deux ans".
Ils "doivent pouvoir reconnaître une seed phrase inscrite sur un bout de papier" ou "identifier sur le téléphone d'un gardé à vue l'application montrant qu'il détient un wallet", souligne-t-elle.
Ensuite, pour remonter ces circuits, les policiers spécialisés ont "besoin d'être accompagnés par des outils juridiques et budgétaires", notamment pour "doter les services de logiciels" coûteux, poursuit la policière.
Les cryptos "ne peuvent pas être tracés par le simple flair, flingue et stylo de l'inspecteur Maigret", illustre-t-elle.
Les magistrats doivent aussi intégrer la place prise par ces nouveaux actifs, note Johanna Brousse. Aujourd'hui, les narcotrafiquants sont "largement digitalisés" et les magistrats n'ont pas toujours le réflexe "d'envoyer des réquisitions" à toutes les plateformes d'échanges de cryptos, comme Binance ou Coinbase, pour "voir si ces trafiquants ont des cryptomonnaies".
Ces plateformes doivent avoir "des obligations clairement contrôlées de KYC (Know your customer) et se sentir obligées comme d'autres banques de vérifier l'honorabilité de leurs clients", réclame le magistrat Eric Serfass.
Avec AFP
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